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Les entreprises bien avisées misent sur la taxe sur le carbone

La tarification du carbone imposée au Canada revêtira deux formes. Et la plupart des entreprises ne s’en rendront pas compte.

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Si tout se passe comme prévu (et les plans ont bien changé), à partir d’avril, le gouvernement Trudeau imposera une taxe sur le carbone aux provinces qui ne se sont pas dotées de leur propre mécanisme de tarification.

Pour le moment, il s’agit de quatre provinces, soit l’Ontario, la Saskatchewan, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick (l’Île-du-Prince-Édouard, le Yukon et le Nunavut adoptent volontairement le mécanisme fédéral). Sous la bannière d’Andrew Scheer, les conservateurs fédéraux prévoient de faire de l’opposition à la tarification du carbone un cheval de bataille de leur campagne électorale de 2019. La stratégie de tarification du carbone adoptée par le gouvernement fédéral semble avoir divisé le pays en deux factions politiques, approfondissant l’abîme entre d’une part les provinces dont l’économie est fondée sur les ressources comme l’Alberta et la Saskatchewan, et d’autre part les citadins des provinces de l’Est qui tendent à appuyer les initiatives environnementales.

Mais, est-ce bien le cas? Un récent sondage réalisé par Angus Reid a suggéré que 54 % de la population du Canada appuie désormais la taxe sur le carbone. Le sondage a révélé une croissance remarquable de 18 points en faveur de la taxe en Saskatchewan; 29 % y étant désormais favorables. La plupart des personnes qui résident en Ontario étaient opposées à la tarification du carbone en juillet. Une faible majorité l’appuie aujourd’hui malgré la féroce opposition du premier ministre Doug Ford (le gouvernement Ford a déposé un plan concernant les changements climatiques à la fin novembre, mais puisqu’il ne préconise pas de tarification du carbone, on pense que la taxe fédérale sur le carbone s’appliquera en Ontario). Le virage en faveur de la tarification semble avoir été amorcé lorsque le premier ministre Justin Trudeau a promis de généreux rabais pour les ménages.

Étant donné la mouvance du climat politique et de l’opinion publique, les entreprises canadiennes peuvent être pardonnées alors qu’elles se demandent si la tarification du carbone va rejoindre la réforme électorale dans la pile des ambitieuses promesses électorales de Justin Trudeau tombées dans les oubliettes.

« La plupart des entreprises… elles écoutent le débat sur la tarification du carbone et se disent que le nombre des propositions faites et oubliées du point de vue politique est tel qu’il n’y a aucune raison de mettre celle-ci à l’avant-scène », déclare Jason Kroft, qui exerce dans le cabinet Stikeman Elliott à Toronto dans le domaine du droit de l’échange des droits d’émission et du climat. « Elles ont tendance à simplement attendre pour voir ce qui va se passer. »

Ce pourrait bien être une erreur. Si le parti libéral de Justin Trudeau perd en 2019, la taxe sur le carbone disparaîtra probablement. S’il remporte les élections, elle sera mise en œuvre. Cela ne changera pas autant les choses que ses défenseurs ou détracteurs semblent le penser, mais les entreprises bien avisées s’y préparent.

Les entreprises canadiennes doivent savoir dès maintenant un certain nombre de choses, qui seront abordées dans les paragraphes ci-dessous, au sujet de la taxe sur le carbone.

Elle est probablement conforme à la constitution

Le gouvernement n’a jamais eu, au départ, l’intention d’imposer une taxe sur le carbone. Les premiers ministres de toutes les provinces, sauf la Saskatchewan et le Manitoba, ont signé le cadre pancanadien de tarification du carbone mis au point il y a deux ans. La taxe fédérale sur le carbone a toujours été présentée comme un dernier recours à n’utiliser qu’à l’égard des provinces qui n’auront pas conçu leurs propres outils de tarification du carbone.

Parce que les provinces ont eu la possibilité de concevoir leurs propres mécanismes de tarification du carbone, il est très peu probable que la Saskatchewan et l’Ontario auront gain de cause dans leurs contestations judiciaires de la taxe sur le carbone, affirme Richard Corley, du cabinet Goodmans LLP de Toronto.

« Il sera très difficile pour ces provinces de plaider que le gouvernement fédéral a imposé un système arbitrairement », dit Me Corley, qui conseille des entreprises en matière de technologies propres et de droit de l’environnement.

Les experts en droit constitutionnel, quant à eux, semblent principalement convaincus que le plan survivra au test judiciaire. Non pas en raison du seul mérite de la compétence fiscale du gouvernement fédéral (puisqu’elle couvre les taxes conçues pour générer des recettes, ce qui n’est pas le cas de la taxe sur le carbone), mais probablement selon la disposition constitutionnelle « fourre-tout » au motif de la « paix, de l’ordre et du bon gouvernement ».

« Je ne pense pas que la contestation provinciale ait beaucoup de chance de succès », dit Me Laura Zizzo, du cabinet Zizzo Strategy, spécialisé en conseil sur l’adaptation face aux changements climatiques.

La plupart des entreprises ne s’en rendront pas compte

La tarification du carbone imposée en dernier recours revêtira deux formes.

Le prélèvement fondé sur les émissions de carbone, soit la taxe, qui s’applique à tous les combustibles fossiles à un taux de 20 dollars par tonne d’équivalents en dioxyde de carbone (eCO2) l’an prochain et qui augmentera par étapes pour atteindre 50 dollars par tonne d’ici 2022. C’est l’aspect de la tarification du carbone qui a pour objet de modifier les comportements des consommateurs et les infléchir vers l’utilisation de produits qui génèrent moins d’émissions.

Pour les entreprises de petite taille, l’incidence du prélèvement devrait être négligeable, affirme Me Corley. « Le coût initial est tellement faible, environ 4 centimes sur un litre d’essence, qu’il est occulté par les fluctuations ordinaires du prix des combustibles fossiles, qui peuvent être dix fois plus élevées », dit-il. « Et c’est valable pour toutes les petites entreprises, quelles qu’elles soient. »

« Les importantes fluctuations du prix du pétrole brut n’ont pas causé d’effondrement de l’économie canadienne, ce n’est pas la taxe sur le carbone qui va le faire. »

Les grands émetteurs de carbone dans les provinces visées par les mesures de dernier recours, ceux qui ont signalé des émissions supérieures ou égales à 50 000 tonnes d’eCO2 au cours de toute année entre 2014 et 2017, sont assujettis au système fédéral de tarification fondé sur le rendement (régime STFR). Les sociétés inscrites dans ce régime récupèrent des crédits sur les émissions inférieures à un certain seuil. L’objectif est d’encourager les entreprises qui produisent de faibles émissions et de décourager les autres, sans pour autant inciter les émetteurs soumis aux lois du marché à réduire leur production dans une région visée par les mesures de dernier recours pour tout simplement la réimplanter ailleurs.

Sous sa forme actuelle, le régime STFR suscite la controverse : il impose des règles différentes concernant les rabais en fonction de la source de combustible utilisée. Par conséquent, les centrales thermiques alimentées au charbon subissent des pénalités beaucoup moins lourdes en cas de dépassement du seuil d’émissions que ce n’est le cas d’autres usines alimentées par des combustibles provenant de sources plus propres.

Le gouvernement fédéral aurait pu tenter d’empêcher que le régime STFR ne donne un avantage économique aux provinces visées par les mesures de dernier recours assez chanceuses pour avoir accès à une vaste réserve d’énergie ne produisant que de faibles émissions. Cependant, cela pourrait annuler les effets prévus des mesures de dernier recours. Dans une récente chronique parue dans le magazine Maclean’s, l’économiste Blake Shaffer avertissait que des règles moins rigoureuses pour le charbon signifient [traduction] « une production accrue de charbon, un retard de la mise au rebut de cette source d’énergie, de plus faibles investissements dans les énergies propres et dans le gaz naturel et, surtout, une quantité accrue d’émissions ».

Ce qui nous amène à notre dernier point…

La tarification du carbone en dernier recours est juste le début

Les économistes décrivent l’utilisation de l’énergie comme « inélastique », c’est-à-dire qu’elle est imperméable aux pressions extérieures tendant vers la hausse ou vers la baisse. Quel que soit le coût, vous devez chauffer votre maison d’octobre à mai. Au fil du temps, cependant, il s’est avéré que la tarification du carbone a eu une légère influence sur le comportement des consommateurs qui ont, de plus en plus, tendance à choisir des produits liés à de faibles émissions.

Par lui-même, le mécanisme de tarification du carbone mis en place par le gouvernement fédéral ne réduira probablement pas suffisamment les émissions du Canada pour qu’il honore son engagement pris dans le cadre de l’Accord de Paris sur les changements climatiques (2015). Pour cela, il faudra ajuster plus avant le prix du carbone ainsi que les investissements du gouvernement dans les technologies sobres en carbone et dans les industries vertes, conférant de ce fait à l’industrie un nouveau visage pour vivre un avenir sobre en carbone.

Ce processus de changement de visage est déjà en cours, de toute manière. Des sources de plus en plus onéreuses et difficiles à exploiter et la rapide montée du nombre de véhicules électriques et hybrides plus efficients et meilleur marché réduisent les profits des principaux producteurs de pétrole. General Motors affirme fermer son usine d’Oshawa en partie pour axer ses efforts sur les véhicules ne produisant aucune émission; une tendance motivée par les consommateurs et non par les gouvernements. Les marchés changeants et les effets mêmes des changements climatiques soulignent la nécessité, pour les entreprises, de changer ce qu’elles font et la façon dont elles le font.

« Les préférences des consommateurs évoluent, la technologie progresse et cela crée de nouveaux risques et de nouvelles possibilités », dit Me Zizzo. « Les entreprises doivent aussi faire face aux effets physiques de conditions météorologiques plus extrêmes, que cela soit sur les infrastructures ou sur la chaîne d’approvisionnement. Elles vont devoir mieux planifier ces circonstances. »

Une partie de cette planification devrait comporter un suivi de leurs émissions de carbone et de leur exposition aux dommages subis par les infrastructures en raison de conditions météorologiques extrêmes, des éléments qui peuvent influer sur le prix des actions des sociétés cotées en bourse. L’État de New York a intenté des poursuites contre ExxonMobil, l’accusant de dissimuler son exposition aux changements climatiques à ses actionnaires. Les changements climatiques vont être un facteur de la manière dont les entreprises bien avisées planifient leur avenir, car les actionnaires s’attendent à être tenus au courant et les consommateurs veulent des produits qui ne leur donneront pas un sentiment de culpabilité.

« Même si les changements climatiques ne sont pas un facteur essentiel de votre modèle d’entreprise, c’est malgré tout quelque chose qui pourrait vous démarquer de vos concurrents à l’avenir, en bien ou en mal », dit Me Kroft. « Au fil du temps, la tarification du carbone va devenir un élément de plus en plus essentiel de la façon dont tout le monde fait affaire. »