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Un droit de base

Une idée autrefois considérée comme radicale est en voie de se tailler une place dans le discours dominant. Les tribunaux seront-ils tentés d’entériner le revenu garanti?

Joshua Sealy-Harrington, Blakes LLP, Calgary. Photo by Rob McMorris.
Joshua Sealy-Harrington, Blakes LLP, Calgary Photo by Rob McMorris.

L'une des idées qui causent le PLUS de surprise en gagnant en popularité en cette ère dominée par l’austérité est celle que tous les citoyens devraient avoir droit à un revenu minimum garanti, sans égard aux circonstances. Décrite depuis des années comme une théorie utopique, elle jouit maintenant d’une renaissance, tandis que les craintes à l’égard de l’automatisation et du chômage technologique grandissent.

Le revenu garanti a rapidement fait boule de neige dans le débat public. Mais trouver un moyen de transposer l’objectif en loi est une tout autre histoire. Si le passé est garant de l’avenir, les décisions qui concernent le bien-être des citoyens resteront vraisemblablement l’apanage des élus. Mais pourrions-nous voir le jour où les tribunaux s’inviteront dans le débat et statueront que la Charte canadienne des droits et libertés protège les droits économiques, dont un revenu minimum garanti, qui serait fondamental pour la survie de l’être humain?

« La réponse très commune est que ça dépasse leurs compétences. Je ne vois pas cela changer à court terme », tranche Margot Young, professeure à la Allard School of Law de l’Université de Colombie-Britannique, et experte en droit constitutionnel et de la justice sociale. « Les cours ne tiennent pas compte de ces vastes changements sociaux du jour au lendemain. »

Pour l’instant, les cours voient généralement le rôle principal de la Charte comme étant celui de protéger les individus des dérogations de l’État, et non pas de la pauvreté.

Mais on sait que l’évolution de l’opinion publique peut avoir un impact sur les décisions judiciaires, comme l’ont démontré les récents dossiers de l’aide médicale à mourir ou l’invalidité des règles criminelles sur la prostitution. Donc si une société commence à considérer l’absence de pauvreté comme un droit fondamental, combien de temps avant que les cours soient du même avis?

Après tout, les juges sont bombardés, comme n’importe qui d’autre, d’avertissements criants à l’égard du chômage causé par les forces combinées de la mondialisation et de l’automatisation.

Pour l’instant, les gouvernements demeurent ceux qui sont confrontés aux conséquences des salaires qui stagnent, de l’écart grandissant entre les riches et les pauvres et de l’insécurité économique qui accompagnent la soi-disant « quatrième révolution industrielle ».

Près de la moitié des emplois aux États-Unis seront en danger dans les 20 prochaines années, selon des chercheurs de l’Université Oxford. Des économistes de la Banque d’Angleterre, de Citigroup ainsi que d’autres institutions financières ou groupes de réflexion ont exprimé des opinions similaires.

« Sans action urgente et ciblée dès maintenant pour gérer la transition à court terme et bâtir une main-d’œuvre dotée de compétences axées sur l’avenir, les gouvernements devront composer avec des niveaux de chômage et d’inégalités en croissance perpétuelle, et les entreprises avec un bassin de consommateurs qui rétrécit », a mis en garde Klaus Schwab, président du Forum économique mondial en janvier dernier à Davos.

Prévoir une certaine forme de revenu de base garanti, selon les partisans de cette option, est donc inévitable. Sinon, « nous allons voir des inégalités croissantes et une insécurité chronique », estime l’économiste britannique Guy Standing, auteur de l’ouvrage The Precariat: The New Dangerous Class, et cofondateur du réseau Basic Income Earth Network.

L’instabilité politique est aussi une preoccupation, comme en témoigne les événements récents entourant le vote Brexit au Royaume-Uni. Les inquiétudes abondent quant à la possibilité que le pouvoir d’achat amoindri combiné aux compressions dans les services publics aient poussé plus de gens dans l’ornière de démagogues tels que Donald Trump ou la chef du Front national français Marine Le Pen. À gauche, des sceptiques de la mondialisation comme Bernie Sanders aux États-Unis, ou Jeremy Corbyn au Royaume-Uni gagnent aussi en popularité et bousculent l’establishment centriste.

L’idée d’un revenu garanti n’est pas nouvelle. Qu’ils l’aient appelé « de base », « universel » ou « revenu de citoyen », des philosophes et politiciens de toutes les allégeances, de Thomas Paine et John Stuart Mill à Richard Nixon, ont par moment préconisé cette option. Une série d’économistes récipiendaires du prix Nobel se sont eux aussi prononcés en faveur du concept, dont Joseph Stiglitz, James Tobin, Milton Friedman, James Buchanan et Paul Krugman.

Si certains à droite de l’échiquier sont tentés par l’idée, c’est parce qu’elle promet de démanteler le gros des programmes sociaux et de les remplacer parce ce qui pourrait être un système plus simple, avec des économies potentielles au niveau de l’administration et de la santé. L’ancien sénateur conservateur Hugh Segal fait la promotion du revenu de base depuis des décennies.

Le Canada a fait l’expérience d’un système semblable au début des années 1970, avec un projet appelé Mincome, à Dauphin au Manitoba. Le programme a été annulé en 1980 sans un rapport final; les résultats sont donc quelque peu incertains.

Mais l’idée est maintenant discutée et testée en Finlande, le premier pays à effectivement placer le revenu garanti à l’avant-plan grâce à une initiative citoyenne lancée en 2012. Les Pays-Bas et la Nouvelle-Zélande planifient aussi de mettre l’idée à l’épreuve, malgré les craintes habituelles à l’égard des coûts et des effets potentiellement néfastes sur l’incitation au travail.

La Suisse, un pays souvent associé aux politiques conservatrices sympathiques aux entreprises, de même qu’à une démocratie de forme directe, tiendra en juin le premier référendum du monde sur le revenu de base. Les citoyens se font demander si la Constitution du pays devrait exiger de l’État qu’il fournisse un montant assez élevé pour permettre aux gens de vivre dans la dignité. Le gouvernement a conseillé aux gens de voter contre, et la plupart des experts croient qu’il aura gain de cause. Mais au moment d’écrire ces lignes, les sondages indiquaient que le soutien pour le oui augmentait.

« Les gens devront évaluer l’équilibre entre efficacité et équité », dit Felix Oberholzer, un Suisse qui travaille à la Harvard Business School. « En Suisse, c’est généralement l’efficacité qui gagne. »

De ce côté-ci de l’Atlantique, le mouvement gagne aussi de nouveau en popularité, croit Jonathan Brun, cofondateur de Revenu de base Québec et le porte-parole québécois du Réseau canadien pour le revenu garanti. Les incursions européennes dans le domaine aident certainement à répandre le mot au Canada, « mais c’est aussi une reconnaissance que la stagnation économique actuelle va nécessiter une façon de penser différente », croit M. Brun.

En février, le gouvernement de l’Ontario a indiqué qu’il mettra
le concept à l’épreuve plus tard cette année. Les fonctionnaires n’ont pas encore rendu publics les détails du projet, incluant le montant qui sera remis aux participants, mais certains jugent
que l’approche pourrait devenir permanente si les essais sont concluants. Le gouvernement du Québec a récemment indiqué qu’il étudiera lui aussi la question. L’initiative est menée par le ministre de l’Emploi François Blais, qui a écrit en 2001 un livre intitulé Un revenu garanti pour tous.

Ces annonces donnent suite à l’appui donné par une série de maires canadiens, incluant ceux de Calgary, Edmonton, Halifax, Victoria et Saint-Jean de Terre-Neuve, et d’autres gouvernements locaux et provinciaux. L’Association médicale canadienne et le Parti vert soutiennent aussi cette idée.

« Les signes dans les derniers mois sont devenus plutôt prometteurs, tant au Québec qu’au Canada de manière plus large », dit Jurgen de Wispelaere par courriel. M. De Wispelaere est chercheur à l’Université de Tempere en Finlande, et membre du groupe de travail qui prépare l’expérience de revenu garanti qui doit être menée en janvier 2017.

À Ottawa, les libéraux nouvellement arrivés au pouvoir n’ont fait aucune promesse, bien que le ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social, Jean-Yves Duclos, qui a été chargé de trouver une stratégie pour combattre la pauvreté, estime que le revenu garanti vaut la peine d’être discuté.

« Il y a différents types de revenus minimaux garantis, a dit Duclos dans une entrevue récente avec le Globe and Mail. Je suis personnellement heureux que certaines personnes s’intéressent à l’idée. »

Qu’Ottawa se penche sur cette question en dit long. Car si plusieurs juridictions optent pour la reconnaissance des droits économiques, la pression sur les législateurs canadiens va sans doute s’accentuer, estime Gerard Kennedy, avocat chez Osler, Hoskin & Harcourt à Toronto.

Qui plus est, l’opinion canadienne sur les droits économiques pourrait évoluer, peut-être même au point où les juges se sentiront contraints de repenser la manière dont nos droits inscrits dans un « arbre vivant » devraient être interprétés.

« La Charte est rédigée de manière large afin de prendre en considération les attitudes sociales qui changent », note Joshua Sealy-Harrington, avocat en litige chez Blakes à Calgary. « De la même manière, la Cour suprême considère l’importance publique au moment de décider quelles causes entendre, un facteur qui est lié aux attitudes sociales. »

« Les cours sont toujours pas trop loin devant et pas trop loin derrière nos normes culturelles – regardez les changements qui se sont produits dans des décisions judiciaires comme celles sur le mariage entre conjoints de même sexe », dit Kerri Froc, un fellow postdoctoral à l’Université Carleton. « Ils évaluent les arguments constitutionnels sur la base du bon sens judiciaire – qu’ils soient communs ou hors du commun. »

Un changement constitutionnel comme celui que la Suisse considère est hors de question au Canada, même si des activistes voient le droit à un niveau de vie minimum comme un objectif ultime.

Malgré tout, pour s’assurer que le revenu garanti reste en vigueur, il faudrait qu’il soit visé par la Charte, dit Jonathan Brun. « À long terme, d’avoir une forme de garantie de dignité est crucial. Ça doit être considéré comme un droit, au même niveau que le droit de vote. »

« Il est nécessaire de chercher une solution permanente – quelque chose qui nous empêcherait de retourner à un modèle punitif », renchérit Sheila Regehr, présidente du Réseau canadien pour le revenu garanti.

Pour l’instant, la Cour suprême est loin d’avoir adopté cette position. Depuis l’adoption de la Charte en 1982, des experts ont débattu de cette question de savoir si elle devrait être interprétée comme prévoyant un droit explicite d’être à l’abri de la pauvreté. Les activistes ont jusqu’ici échoué à convaincre les tribunaux de reconnaître les droits économiques comme fondements d’autres droits en vertu de la Charte. Et compte tenu de récents revers, aucune voie claire vers l’avant ne semble se tracer à l’heure actuelle. 

La plupart des causes qui présentent l’argument des droits économiques invoquent l’article 7 sur le droit à la vie, la liberté et à la sécurité de la personne. On a aussi eu recours à l’article 15, qui prévoit que les individus doivent être traités de manière égale et sans égard à la race, religion, origine nationale ou ethnique, couleur, sexe, âge ou handicaps physique ou mental.

Lors d’une première tentative dans Gosselin c. Québec en 2003, les juges ne se sont pas rendus aux arguments voulant que les citoyens aient un droit constitutionnel à un niveau égal d’assistance sociale. Mais certains passages du jugement continuent de donner espoir aux militants. Écrivant que ce dossier en particulier ne prouvait pas une violation, la juge en chef Beverley McLachlin a néanmoins laissé la porte ouverte à « la possibilité qu’on établisse, dans certaines circonstances particulières, l’existence d’une obligation positive de pourvoir au maintien de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne ».

Dans sa dissidence, la juge Louise Arbour a fait valoir que la Charte pourrait et devrait être lue de manière à imposer une obligation positive à l’État pour fournir le nécessaire à ses citoyens : « La Cour a constamment choisi de ne pas écarter la possibilité de conclure à l’existence, à l’art. 7, de certains droits positifs à des moyens élémentaires de subsistance.  À mon sens, loin de faire obstacle à une telle conclusion, le texte et la structure de la Charte – tout particulièrement l’art. 7 de celle-ci – commandent en fait une telle conclusion ».

Le débat reste ouvert quant à savoir ce que la juge McLachlin entendait par « certaines circonstances ». « Bien que ces “circonstances particulières” puissent sembler impliquer des faits précis, tels que des changements de conditions économiques, je crois que la juge en chef voulait plutôt parler d’une ou deux choses », a écrit dans un courriel Carissima Mathen, professeure de droit à l’Université d’Ottawa. « Premièrement, les circonstances dans lesquelles les actions ou les déclarations de l’État appuieraient l’imposition d’une certaine obligation d’agir. Deuxièmement, des changements dans le paysage juridique qui créeraient un cadre plus propice pour reconnaître une obligation positive. »

Certains jugent que l’État ne devrait pas attendre pour agir et légiférer dans le domaine des droits économiques.

« Une [possibilité] est que le gouvernement adopte une politique [sur le revenu garanti], et qu’ensuite les cours se chargent de l’interpréter. Une autre est de prédire comment les cours canadiennes vont se comporter à l’avenir, lorsque le gouvernement n’aura adopté aucune nouvelle mesure dans le domaine. Mon impression est qu’elles maintiendront une position conservatrice à cet égard », a avancé dans un courriel Leticia Morales, qui enseigne à la Sussex Law School.

En l’absence d’un mandat clair, le fait qu’on ignore les montants qui devraient être déboursés par les contribuables pour mettre sur pied de tels programmes complique grandement la question. Les juges pourraient être réticents à prendre une décision qui aurait pour effet d’ainsi engager les fonds publics.

Mais rien n’est immuable. « Si la société peut changer d’idée sur une question, les juges peuvent le faire aussi », note Me Sealy-Harrington.

La Charte a prouvé qu’elle pouvait être flexible, et comme le fait valoir Me Sealy-Harrington, les « circonstances particulières » sont elles-mêmes particulièrement ouvertes à l’interprétation. « L’État n’a pas à agir le premier », dit-il. « En fait, c’est l’inaction [de l’État] qui pourrait être remise en question. »

Il avance que la crise actuelle du logement au Canada (et le fait que nous sommes le seul pays du G8 à ne pas avoir de stratégie nationale de logements abordables) pourrait se qualifier comme une telle circonstance exceptionnelle.

Cela dit, « de tenter d’établir des obligations positives en vertu de la Charte sera une bataille ardue, ne serait-ce que d’être entendu », convient l’avocat.

En fait, la Cour suprême du Canada a refusé l’an dernier d’entendre un dossier d’obligation positive lié au logement abordable. Dans Tanudjaja c. Canada, les requérants ont fait valoir que le manque de logements sociaux et l’inaction du gouvernement violent le droit à la sécurité et la protection contre la discrimination garanti par la Charte. Les tribunaux inférieurs ont statué que les requérants n’avaient pas de recours.

Mais au-delà des tribunaux, la question pour certains reste de savoir si cette idée voulant que l’État doive fournir le nécessaire à ses citoyens sans égards aux circonstances gagne réellement du terrain.

Les partisans du revenu garanti viennent de tous les horizons politiques, mais ils ne sont pas tous enthousiastes. Plusieurs ont des réserves à l’égard des coûts potentiellement élevés et les cauchemars administratifs qui accompagneraient la création d’un tel programme. L’Institut Fraser, groupe de réflexion de droite, a qualifié ces défis de probablement insurmontables. Pendant ce temps, une manchette du Economist a déclaré l’an dernier que le concept du revenu garanti était essentiellement inabordable.

D’autres le comparent à une forme d’assouplissement quantitatif qui créerait une classe à part de travailleurs sous-qualifiés qui se font fournir des moyens de subsistance de base tandis que les privilégiés réalisent leur potentiel dans le cadre de leur emploi.

Même les militants anti-pauvreté sont divisés. À gauche, il y a ceux qui croient qu’une telle stratégie pourrait avoir l’effet inverse et fournir moins d’aide aux plus démunis. Un revenu garanti « n’est simple que par nom. Vous pourriez en fait vous retrouver dans une situation encore pire », dit Margot Young de l’Université de la Colombie-Britannique.

Pour plusieurs, ça risque de rester ce que ça a toujours été : une théorie intéressante qui ne franchira pas l’étape de la mise en œuvre.

Certains ne croient pas non plus que les sombres prédictions de chômage sont justifiées, en particulier maintenant que les États-Unis, qui demeurent l’économie la plus importante du monde, jouissent presque du plein-emploi. Il existe aussi une perception voulant que le chômage technologique soit un mythe, et que dans les termes de l’auteur américain Matt Yglesias, « les machines vont remplacer les travailleurs... elles le font depuis l’égreneuse de coton et la machine à filer ».

D’autres réfèrent à la population grisonnante comme étant une préoccupation beaucoup plus grande. Pour eux, les robots n’arriveront jamais assez vite…

Bref, la manière dont les travailleurs s’adapteront à une économie qui ne cesse d’intégrer des technologies toujours plus performantes jouera pour beaucoup dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette idée du revenu de base garanti.

« La précarité grandissante affecte tout le monde », souligne quant à elle Sheila Regehr, qui ne voit pas le mouvement s’estomper de sitôt. « Les pressions qui stimulent ce mouvement vont s’intensifier : les coûts de plus en plus élevés des soins de santé et l’inégalité – les coûts de la pauvreté elle-même. Ces pressions ne disparaîtront pas. »