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Pourquoi les femmes quittent-elles la pratique?

Quelques fois par année, Sara Gottlieb, une avocate de Toronto, dîne avec ses amies d’Osgoode Hall.

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Elles sont 10 femmes, et bien qu’elles aient toutes commencé à pratiquer dans des firmes très convoitées, 10 ans plus tard, une seule y travaille toujours. Les neuf autres ont troqué le rythme de vie exigeant et ultimement impraticable pour des postes de conseillères juridiques en entreprise ou dans des institutions publiques.

« Tout le monde est parti », dit Me Gottlieb (photo ci-dessus) à propos de cet exode des cabinets, où la majorité des jeunes avocats se dirigent après leur admission au Barreau.

Mère de 35 ans enceinte de son deuxième enfant, l’avocate dit avoir trouvé l’« âme sœur » dans son emploi de conseillère juridique interne à l’Université de Toronto. Elle se souvient toujours de l’excitation, pour une jeune avocate, de travailler sur des dossiers importants dans des firmes de Wall Street puis de Bay Street – conseiller des compagnies après la chute de Lehman Brothers, par exemple, ou sur le stratagème à la Ponzi de Bernie Madoff.

« Le travail est tellement intéressant, et vous croyez que vous ne pourrez jamais retrouver le même niveau après avoir quitté la pratique privée. Mais pour plusieurs personnes, il y a tellement d’autres facteurs qui entrent en jeu que vous n’avez pas le choix », dit-elle.

Le constat de Me Gottlieb trouve écho dans des groupes de discussion, des cafés, des cabinets d'avocats et des restaurants à travers le pays alors que l’enjeu de la rétention des femmes en pratique privée demeure bien réel. Leur départ massif est documenté dans une douzaine de rapports et d’études, qui notent que les efforts pour retenir les femmes ont stagné.

L’attrition est un phénomène normal, mais les femmes partent en beaucoup plus grand nombre que les hommes. Une étude menée par le Barreau de l’Ontario auprès de 1600 avocats sur une période de 20 ans a placé le taux de départs à 52 % pour les femmes, comparativement à 35 % pour les hommes. Et ceux qui sont revenus étaient plus susceptibles d’être des hommes.

L’exode semble encore plus prononcé chez ceux qui travaillent en droit criminel. Soixante pour cent des femmes qui y évoluaient en 1998 avaient quitté le milieu en 2014, comparativement à 47 % des hommes, selon une étude de 2016 de la Criminal Lawyers’ Association.

On étudie le phénomène depuis plus de 25 ans, mais peu de choses ont changé. En 1993, l’ABC a publié son premier examen national des femmes dans la profession et a conclu que les firmes n’étaient pas un environnement favorable pour elles et devaient changer un modèle depuis longtemps conçu par et pour des hommes.

Le rapport de 326 pages intitulé Les assises de la réforme : Égalité, diversité et responsabilité a conclu que les femmes étaient moins bien rémunérées que les hommes, ne gravissaient pas les échelons aussi rapidement et sentaient souvent qu’elles devaient choisir entre leur famille et leur carrière.

Projetez-vous 25 ans plus tard et de larges pans du rapport pourraient être écrits aujourd’hui. Tandis que les hommes et les femmes sont diplômés des facultés de droit et commencent à travailler ensemble et en nombre égal, les trois quarts des associés sont toujours des hommes blancs, selon le groupe de réflexion Catalyst. Comme l’explique l’avocat Mark Cohen sur son blogue Legal Mosaic : « Les barrières de béton pour les femmes sont maintenant ornées de lierre – le mur reste, mais son apparence a été adoucie ».

Tandis que le rapport des Assises et des études subséquentes ont aidé à mettre des programmes et des politiques sur pied pour attirer et retenir les femmes – comme les horaires flexibles, les congés parentaux, le travail de la maison ou des politiques de harcèlement sexuel – elles n’ont pas fonctionné dans le sens où les femmes quittent toujours la pratique privée en grand nombre.

« Les changements importants prennent du temps dans une profession conservatrice », souligne Kirby Chown, associée directrice à la retraite de McCarthy Tétrault. Elle émet l'hypothèse que le droit est en retard sur les autres industries parce qu’il attire à ses échelons supérieurs des gens prudents.

De puissants arguments sociaux et commerciaux militent pour endiguer le flot de talents féminins, mais selon elle, la motivation manque puisque la profession fonctionne toujours très bien et plusieurs font encore beaucoup d'argent.

« Il y a beaucoup d’attention portée au [phénomène des] femmes qui quittent » la pratique privée, soutient Me Chown, mais en même temps, le droit n'est pas perçu comme « une profession en crise et par conséquent, nous devons changer ».

Plusieurs dans le domaine « sont heureux d’exister dans un modèle très traditionnel », dit l’avocate, qui a remporté des prix pour ses efforts auprès des femmes chez McCarthy. De plus, dit-elle, les cabinets sont dirigés par des avocats, et non par des gens d’affaires, ce qui expliquer pourquoi ils sont « sous-gérés ».

En entrevue, des avocates ont expliqué avoir quitté la pratique privée pour diverses raisons : c’est une période intéressante pour les conseillers internes; elles voulaient travailler en solo ou avoir plus de contrôle sur leurs vies. Les années de grossesse sont aussi vues comme étant incompatibles avec la pression du modèle d’heures facturables. Le sexisme subtil et le sentiment de ne pas cadrer dans l’architecture globale de la firme sont à peine mentionnés, mais ils ne sont jamais bien loin du débat plus large et des réponses anonymes dans les sondages.

Le taux de départs au Canada ressemble à celui des États-Unis, où le phénomène a été détaillé dans de nombreux rapports, études, commentaires et même un site web appelé womeninterestedinleavinglaw.com. Récemment, le documentaire Balancing the Scales a observé cinq générations d’avocates sur deux décennies et conclu que le sexisme à ciel ouvert est devenu plus subtil, mais reste enraciné.

Bien que plusieurs cabinets font des efforts pour s’améliorer et offrir du mentorat aux avocates, Me Chown estime que la « microdiscrimination » imprègne toujours la profession.

« Le droit a ce que j’appelle le phénomène du golden-boy : un jeune bien en vue, généralement un homme, qui est identifié pendant les deux premières années et qui reçoit des mandats de plus en plus intéressants. Parfois, c’est entièrement mérité, mais souvent parce que les femmes ne se présentent pas de la même manière, elles ne seront pas identifiées de la même manière et dirigées vers du travail plus routinier. »

Me Gottlieb, qui dirige le Forum des avocates de l’ABC, dit qu’elle ne s’était jamais attendue, même à la faculté de droit, à passer toute sa carrière en pratique privée. Ce sentiment s’est renforcé dès ses premières années en cabinet, où les femmes en position d’autorité semblaient toujours très stressées et ne s’imposaient pas comme modèles à suivre.

« À la faculté, on vous dit que la meilleure chose que vous puissiez faire pour votre crédibilité, le statut le plus élevé, est de prendre un emploi avec la plus grande, plus prestigieuse firme qui vous sélectionnera », dit-elle. « Si vous y parvenez, vous vous placerez les pieds pour ce que vous voudrez faire par la suite. »

Ce qu’elle a choisi de faire « par la suite » lui donne du temps, de la flexibilité et un contrôle sur sa vie qui lui manquaient quand elle était une jeune avocate qui accumulait les longues heures en cabinet, tout en sachant qu’elle n’aspirait pas à accéder à la « roue à hamster » du travail d’associé.

Le parcours de l’avocate est un chemin maintes fois emprunté par ses confrères et consoeurs. C’est l’une des tendances les plus importantes dans la profession au cours des dernières années, tandis que les compagnies et organismes publics étendent leur bassin juridique pour limiter leurs recours aux cabinets externes et que le droit devient de plus en plus complexe. Cela se traduit en une sorte de boom d’embauche qui profite tant aux femmes qu’aux hommes. Les conditions sont souvent meilleures et plusieurs avocats sont attirés par l’idée de faire partie d’une équipe impliquée dans les décisions. Et bien que les femmes sont sous-représentées en cabinet privé, elles sont surreprésentées en entreprise et au gouvernement.

« J’en connais plusieurs qui sont embauchés directement des cabinets privés avec des offres très alléchantes », dit Kathryn Berge, une avocate de Victoria qui a passé près de 40 ans en pratique privée. « Ils n’étaient pas nécessairement mécontents, mais ils ont reçu une meilleure offre. »

Un rapport de février confirme que la plupart des contentieux prennent de l’expansion. Un sondage de Counsel Network et de l’Association canadienne des conseillers juridiques d’entreprise note aussi que plus de jeunes avocats sont embauchés comme conseillers internes, une tendance qui correspond à une légère diminution du salaire annuel moyen, qui est passé de 165 000 dollars en 2016 à 163 000 en 2017. Par contre, l’étude a aussi révélé que les femmes dans ces postes sont payées 11 % de moins que leurs collègues masculins (ce qui représente tout de même une amélioration par rapport à l’écart de 15 % de l’année précédente), et que l’écart est encore plus prononcé aux échelons supérieurs. Les salaires sont difficiles à comparer avec les firmes privées, où ils varient de manière importante selon les régions, la taille du cabinet et le poste occupé. Le Forum des avocates de l’ABC souhaite néanmoins étudier la question pour bien comprendre le phénomène.

Les départements juridiques des entreprises et les gouvernements ne sont pas les seuls endroits où atterrissent les femmes après avoir quitté les cabinets traditionnels. D’autres pratiquent en solo ou démarrent de nouveaux projets. L’entreprise de Martine Boucher, Simplex Legal, gagne en popularité avec des clients dans quatre provinces. Elle a élaboré son idée d'un cabinet virtuel il y a huit ans sur une plage en Thaïlande, pendant des vacances destinées à rediriger sa vie après son départ de General Electric – où elle avait travaillé pendant cinq ans après avoir quitté la pratique privée.

« J’avais presque écarté l’idée de la pratique du droit », dit la copropriétaire de Simplex Legal avec son conjoint, Geoff Best. « Ça faisait alors presque 15 ans que je pratiquais et je n’étais plus satisfaite. Je sentais que c’était un domaine très étroit, et très exigeant. »

Elle passe maintenant 20 % de son temps sur le droit, et le reste à gérer son entreprise basée à Calgary, qu’elle appelle le « Airbnb des avocats ».

La firme, qui n’a pas de bureau physique, emploie 18 avocats qui sont payés un taux horaire pour fournir des services juridiques internes sur demande à des clients qui paient des blocs d’heures « pour une fraction des taux actuels ». Certains avocats sont là en remplacement de congés de maladie ou de maternité; d’autres peuvent travailler pour le même client pendant plusieurs années. Il n’y a pas d’heures facturables minimales et la plupart des avocats travaillent environ trois jours par semaine. Le développement des affaires n’est pas requis; s’ils le font, ils gagnent des bonis.

« Nous avons offert une alternative aux avocats qui ne trouvaient pas leur place pour toutes sortes de raisons. »

Tout cela dit, il serait injuste de blâmer uniquement les cabinets pour l’exode des femmes, alors que dans l’ensemble de la société, elles portent toujours le gros du fardeau familial.

« Avoir des enfants coïncide avec vos années de jeune avocate, où les attentes sont grandes quant à ce que vous devez fournir en terme travail », note Mary Abbott, associée chez Osler, Hoskin & Harcourt, où les femmes représentent 37 % de l’ensemble des avocats et 26 % des associés. L’un des plus grands défis, dit-elle, est d’aider les avocates à naviguer à travers ces années vulnérables du début et de la mi-carrière.

« Les firmes disent maintenant : “Que pouvons nous faire pour être plus attrayant pour ce bassin de talents?” plutôt que “Comment les femmes changeront-elles pour s’adapter à nous?” » croit Me Abbott, qui a eu son premier enfant dans sa sixième année de pratique et son deuxième alors qu’elle était jeune associée.

Entre autres choses, Osler a un réseau de femmes et un système de parrainage qui fournit aux femmes en congé de maternité accès à un associé qui les aide à faire la transition lors de leur retour au travail. Le cabinet est aussi devenu plus flexible en acceptant que ce n’est pas tout le monde qui aspire à devenir associé et qu’il y a d’autres moyens satisfaisants et productifs de mener une carrière.

Osler, comme la plupart des autres cabinets, a aussi changé ses pratiques de développement des affaires par rapport aux années où les avocats passaient de longues heures aux parties de hockey, sur les terrains de golf ou dans des bars de danseuses.

« Je demande à mes clients : “Voulez-vous emmener vos enfants à une partie de basketball? Je vais vous envoyer les billets, vous n’avez pas à y aller avec moi” », dit Me Abbott.

Et il y a des cabinets qui ont réussi à créer un environnement où les femmes peuvent s’épanouir. Les bureaux canadiens de Clyde and Co. sont parmi les premiers à faire de réels progrès, avec 50 % de femmes dans postes d’associés et un mélange solide d’hommes et de femmes à tous les niveaux. La parité est « dans nos gènes », dit l’associée Carolena Gordon. La firme, anciennement Nicholl Paskell Mede avant d’être acquise en 2011, a été fondée sur un manifeste d’équilibre entre le travail et la vie personnelle. La parité existait dès sa création par deux avocats, un homme et une femme, qui ont quitté Ogilvy Renault au début des années 1990 pour démarrer un bureau boutique avec des objectifs réduits d’heures facturables.

Un autre signe que la profession est devenue plus inclusive au cours des dernières années est le « très, très grand changement en terme de qui la profession est prête à désigner comme leader », note Kathryn Berge. Plus de la moitié des 30 membres du conseil qui supervise le travail du barreau de la Colombie-Britannique sont maintenant des femmes. « C’était inimaginable il y a un an », dit-elle.

Plusieurs des plus grandes firmes du pays ont aussi adhéré à des initiatives nationales pour augmenter le nombre de femmes dans des postes de direction, incluant le Réseau des cabinets d’avocats pour la diversité et l’inclusion et le 30 % Club Canada, dont les cabinets membres s’engagent à faire la promotion de la diversité, incluant l’équilibre homme femme. Plusieurs sont aussi signataires du projet Justicia, une initiative menée par les barreaux de plusieurs provinces et dans le cadre duquel les firmes s’engagent à l’égard de la rétention et l’avancement des femmes. Mais il n’y a pas d’indicateur solide qui démontre que ces projets ont fait une réelle différence.

Il est bien établi que le chemin vers l’égalité est encore plus abrupt pour les avocats provenant des minorités visibles, en particulier les femmes. Hadiya Roderique, qui a quitté la pratique privée sur Bay Street il y a plusieurs années, a touché une corde sensible au sein de la communauté juridique en novembre lorsqu’elle a écrit une lettre d’opinion publiée dans le Globe and Mail et dans laquelle elle a noté que de « se sentir intégrée était de plus en plus difficile » comme femme de couleur dans une industrie où la culture bien enracinée était résolument blanche, masculine et élitiste, et valorisait l’uniformité.

« J’étais la négresse acceptable », a écrit Me Roderique, aujourd’hui candidate au doctorat. « J’étais tellement visible, et invisible en même temps. Je devais leur faire croire que j’étais une fille noire avec laquelle ils pourraient passer deux heures en auto en chemin vers Barrie, Ontario, en écoutant et fredonnant du Bob Dylan et en parlant des vacances d’été, alors que je voulais chanter du Nina Simone et parler d’inégalités. » Elle a poursuivi en dressant la liste des discriminations subtiles et moins subtiles auxquelles elle a été confrontée, incluant une réprimande lorsqu’elle a utilisé deux types de caractères sur un document, une erreur qui, selon elle, « ne serait même pas mentionnée pour un jeune avocat blanc ».

Ultimement, le réel moteur de changement pourrait être le refus de compagnies et d’organismes publics de faire affaire avec des firmes qui n’offrent pas suffisamment de diversité. Selon Mary Abbott, il est de plus en plus fréquent pour les grandes institutions financières de questionner les firmes sur leurs politiques. « Même si vous ne croyez pas que vous devez inclure des femmes à la table pour maximiser votre bassin de talents; même si vous n’y croyez pas, vous devez le faire, parce que des clients insistent pour que vous le fassiez. »

Me Gordon soupçonne que la réponse aux problèmes des grandes firmes viendra ultimement de la génération des milléniaux, dont les plus vieux entreprennent leur carrière. Ils seront un facteur important pour forcer les firmes à devenir moins rigides, croit-elle.

« Quand j’étais jeune, c’était un enjeu homme-femme », dit l’avocate. « Maintenant, c’est une question de culture pour une génération tout entière. Ils veulent travailler dans un environnement où les gens ont droit à une vie à l’extérieur du bureau, que ce soit pour élever une famille ou gravir le mont Everest ou autre chose. Si vous ne pouvez pas répondre à leurs besoins, ils vont vous quitter. Ils le voient comme une un mariage – et ils ont peut-être raison, parce que les deux parties doivent être heureuses.»