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Appropriation culturelle et propriété intellectuelle : combat ou dialogue?

Si la notion d’appropriation culturelle semble avoir explosé récemment, notamment au sujet d’oeuvres comme SLAV et Kanata, ce n’est pas d’hier qu’elle suscite l’intérêt des juristes.

Stanley park totem pole Vancouver

Pour situer le débat lors de sa conférence sur l’appropriation culturelle et la propriété intellectuelle, Me François Le Moine emprunte cette définition de 1998 du professeur Jean-François Gaudreault-Desbiens : « l’emprunt non-autorisé qu’effectue un membre d'une culture donnée, le plus souvent dominante, [d’éléments] généralement associés à une culture autre que la sienne, le plus souvent dominée. »

La conférence se déroulait la semaine dernière, à l’invitation de Me Caroline Jonnaert, présidente de la section Information, technologies et propriété intellectuelle de l’Association du Barreau canadien – section Québec.

« Il ne s'agit pas de vider les musées, mais d'atteindre un équilibre »

La question de l’appropriation ne se limite pas à des éléments intangibles, et encore moins à l’art contemporain, tient à rappeler Me Le Moine, spécialiste en droit des arts. En France, l’automne dernier, dans la foulée du rapport Restituer le patrimoine africain, le président Macron s’est engagé à restituer 26 oeuvres au Bénin. Rappelons que jusqu’à 95% du patrimoine culturel africain est hors de ce continent, ce qui pose à ses habitants d’énormes problèmes d’accessibilité à leur propre culture.

Au Canada, même problématique en ce qui concerne le patrimoine des Premières Nations, qu’on pense par exemple aux mâts totémiques de la Grande Galerie du Musée canadien de l’histoire. Pourtant, le rapport de la Commission vérité-réconciliation se contente de mentionner « une collaboration avec les musées pour protéger et restituer ces objets. Ça reste général et on ne définit pas de moyens d'action précis », observe Me Le Moine.

La restitution est une pratique qui sert non seulement à rectifier une injustice passée, mais à raviver le futur des pratiques ancestrales. Dans le documentaire Le totem d’origine de G’psgolox, Gil Cardinal a immortalisé l’impact positif de la restitution en 2006 à la tribu Haisla d’un mât totémique vendu sans son autorisation au consul de Suède en 1927.

L’appropriation de la culture immatérielle : un débat mal engagé

Si l’appropriation de la culture matérielle soulève des enjeux de taille, c’est l’appropriation de la culture immatérielle (ex. pratiques, style, caractéristiques) qui déclenche les passions. Le cadre du débat actuel découle de la sociologie bourdieusienne; où la classe dominante détient le capital culturel et la classe dominée doit susciter un affrontement dans le champ social; et d’Edward Saïd, qui a déconstruit la notion et la légitimité d’un « Occident » supérieur aux autres cultures.

« C'est très drôle qu'on parle parfois de cette idée comme [provenant] des campus américains, quand on est clairement dans une logique post-soixante-huitarde », souligne Me Le Moine. Selon lui, cette approche mène à une réduction des rapports culturels, sans espoir d'universalisme. Elle évoque la censure et peut, dans certains cas, rendre impossible le dialogue. Un cadre plus propice, selon le praticien, s’inspirerait des réflexions du sociologue québécois Charles Taylor. Fondée sur les besoins de reconnaissance, d’égalité et de dignité, cette approche « dialogique » suppose une identité construite au contact des autres.

Elle a été employée par le Musée des Beaux-Arts pour exposer le peintre Benjamin Constant, très influencé par le courant orientaliste de son époque. Au lieu de rejeter certaines oeuvres pour leurs clichés culturels (harems, etc.), les curateurs leur ont surimposé des oeuvres contemporaines d’artistes du Maghreb comme  Lalla Essaydi. Selon Me Lemoine, on pourrait aussi parler d’approche dialogique en ce qui concerne la rencontre tenue par Robert Lepage avec les principaux protestataires de SLAV. Selon les critiques, la plus récente version du spectacle serait clairement supérieure à la première mouture…

Protéger les oeuvres autochtones : limites et potentiel du cadre juridique

Les Premières Nations éprouvent de grandes difficultés à tirer des revenus de leur patrimoine culturel. « À Vancouver, 80% des objets de style traditionnel vendus ne proviennent pas d'artistes autochtones. » La protection constitutionnelle des droits autochtones et des pratiques historiques est très vague. Le droit d'auteur, à cause d’une absence fréquente de créateur unique et d'une protection limitée dans le temps, ne semble pas approprié non plus. « Il faut aussi souligner que le droit d'auteur n'empêche pas la reproduction d'un style ».

 Les nombreux mémoires déposés dans le cadre de l’actuel processus de réforme du droit de la propriété intellectuelle n’ont pas permis de dégager de propositions précises. Conséquemment, à l’heure actuelle, encore qu’il « ne contient aucune visée particulière […] du respect des savoirs traditionnels », c’est le régime des marques de commerce qui semble le plus riche en pistes de solutions. On parle ici de certifications et d’indications géographiques, y compris en vertu des compétences provinciales.

Ce régime possède entre autres avantages celui d’être applicable aux droits collectifs, de renforcer l’identité collective autour d’un projet économique et de compliquer considérablement toute appropriation extérieure. Il a été utilisé sur la côte ouest par les Cowichan pour indiquer que des vêtements arborant leurs signes distinctifs provenaient bien d’un partenariat avec eux. Plus près de chez nous, le projet Keshken, mené par la nation innue à Sept-Îles, certifie des produits de la pêche traçables et respectueux des savoirs traditionnels. Autre exemple de partenariat qui avantage tout le monde : en février dernier, Canada Goose lançait une collection de parkas désignés et conçus par des Inuit, aux profits versés à une association de défense des communautés nordiques.

Un débat qui doit être placé en contexte

Lors des échanges suivant la conférence, l’auteure innue Maya Cousineau Mullen a déploré qu’on n’ait pas discuté de Kanata. Co-signataire d’une lettre ouverte dans Le Devoir au sujet de l’appropriation de la culture autochtone de ce spectacle, elle estime que c’est difficile d’avoir un réel dialogue entre artistes et membres des cultures concernées quand les médias sociaux s’interposent comme interlocuteurs. « Nous, on voulait juste dire “Bonjour, on est là”. […] On s’est fait traiter de tous les noms », relate-t-elle. Sous cet aspect, le conférencier, qui a préféré éviter de parler d’un spectacle qu’il n’avait pas vu, s’est dit d’accord sur le manque d’utilité des « commentaires incendiaires qui polarisent le débat. »

Mme Cousineau Mullen estime que Kanata, qui peut être « intéressant » pour des Blancs, n’en reste pas moins potentiellement déclenchant (triggering) pour un public autochtone, fortement marqué par l’assassinat et la disparition inexpliqués de plus de 1200 femmes autochtones et par les séquelles des pensionnats indiens. En guise de conclusion, Me Caroline Briand, qui oeuvre en droit autochtone, a rappelé aux participants que « tous ces beaux concepts » de droit ou de sociologie s'inscrivent « dans un historique » et ont un impact réel sur « des sentiments qu'on ne peut ignorer ».