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Le caractère exceptionnel des dérogations à la Charte

L’actuel projet de loi québécoise sur la « laïcité de l’État » contient des dispositions dérogatoires à la Charte canadienne des droits et libertés. Quoi qu’on puisse en dire, un tel procédé, même au Québec, demeure tout à fait exceptionnel. Comment a-t-on pu en arriver là?

Quebec’s National Assembly
iStock

Le projet d’un tel recours décomplexé à la dérogation des droits constitutionnels veut se fonder sur une étude de mon collègue Guillaume Rousseau, actuel conseiller spécial du ministre, que les médias ont largement relayée ces dernières années, sans qu’aucun constitutionnaliste (ou presque) ne daigne lui répondre. Encore aujourd’hui, à quelques exceptions près, la vacuité suffisante, arrogante même, des arguments de la position libérale « orthodoxe », selon laquelle un tel procédé ne devrait être qu’exceptionnel, a de quoi déconcerter.

Quant à l’argumentaire « républicain » de l’étude de mon collègue, il se veut le suivant. Le recours à la dérogation aux droits serait, au Québec, beaucoup plus fréquent que ne donne à le croire l’orthodoxie libérale canadienne anglaise. Cette pratique se présenterait comme légitime et établirait ainsi la possibilité de la légitimité d’une dérogation aux droits constitutionnels au-delà de la situation d’urgence ou exceptionnelle. En prime, cet exceptionnalisme serait en soi confirmation, car « à elle seule, cette pratique justifie l’existence d’une théorie québécoise de la disposition dérogatoire ».

Or, comme je l’ai démontré dans la revue Forum constitutionnel, de simplement reprendre la liste des dérogations dont mon collègue remercie le ministère de la Justice de la lui avoir transmise, sans aucune forme d’analyse, n’apporte rien d’autre qu’un matériau manipulable à souhait.

Ce qu’une analyse juridique de base révèle, c’est que presque toutes les dérogations à la Charte canadienne par le législateur québécois étaient inutiles. En d’autres mots, la Charte canadienne n’empêchait pas les lois que nos députés, sans bien faire leurs devoirs, voulaient ainsi protéger.

Il y a d’abord toutes ces dispositions à la Charte canadienne qui venaient d’un amalgame de celle-ci avec la Charte québécoise. Or, non seulement sur le plan formel, mais aussi sur le plan matériel, c’est-à-dire dans la portée des droits qu’elle garantit, la Charte québécoise diffère de la canadienne, cette fois en allant souvent beaucoup plus loin.

Par exemple, à la différence de l’alinéa 10b) de la Charte constitutionnelle canadienne, qui ne reconnaît de droit à l’assistance d’un avocat qu’en cas d’arrestation ou de détention, l’article 34 de la charte quasi-constitutionnelle québécoise reconnaît quant à lui le droit de se faire représenter par un avocat ou d’en être assisté devant « tout tribunal ». Voilà une notion que la Cour d’appel du Québec a interprétée de manière à comprendre le comité de discipline et le conseil d’administration d’une coopérative de droit privé, formée en vertu de la loi sur les coopératives.

Au-delà de ce qui peut s’expliquer ainsi, par cet amalgame trompeur, les dérogations à la Charte canadienne que mon collègue se contente de présenter pour conclure à leur légitimité étaient presque toutes dépourvues d’utilité, qu’il s’agisse des cinq lois dérogatoires relatives à des régimes publics de retraite ou des dérogations précises en matière d’enseignement ayant été en vigueur du 21 décembre 1984 au 1er juillet 2008. À l’époque du moins, les deux lois pénales portant obligation de retour au travail de grévistes du secteur public avaient d’excellentes chances de passer le test de l’article premier.

Il n’est donc pas nécessaire d’aller plus loin pour rappeler le principe élémentaire selon lequel la légitimité ne s’infère ni de l’effectivité ni de la singularité. Cela dit, rappelons que l’article 33 de la Charte canadienne a pour origine l’entente du 5 novembre 1981, à laquelle le Québec n’était pas partie.

Tant qu’à y être, rappelons qu’il est un standard mondial selon lequel on ne suspend les droits constitutionnels, provisoirement, qu’en situation d’urgence ou exceptionnelle. Si l’on met de côté les dérogations d’un législateur québécois professionnellement incompétent en la matière, on obtient une pratique canadienne d’ensemble qui est conforme à cette norme.

Lisez l’article de l’auteur dans Forum constitutionnel : Les leçons de Jordan, III : à quelles conditions est-il légitime de déroger aux droits constitutionnels fondamentaux?