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Le prix politique de la disposition de dérogation

Les gouvernements le paient-ils vraiment?

Assemblée Nationale Québev

Au tournant des années 80, moment charnière où fait rage le débat sur le rapatriement de la Constitution canadienne et de l’enchâssement d’une Charte des droits et libertés, l’idée d’y inclure une disposition de dérogation fait office de levier politique pour plusieurs provinces, qui craignent que le pouvoir des tribunaux n’empiète sur celui du législatif. Cette disposition sera finalement incluse dans la Charte comme compromis politique, même si le premier ministre Pierre Elliott Trudeau y porte de sérieuses réserves.

L’un des arguments qui sert alors de justification à ceux qui s’y opposent est celui qu’un gouvernement qui souhaiterait déroger à certains droits et libertés inclus dans la Charte devrait payer un « prix politique » important ce faisant, devrait en débattre en assemblée législative, indiquer nommément et explicitement dans le texte de loi en question que celui-ci déroge à la Charte et répéter le processus tous les cinq ans.

Ce prix politique serait donc théoriquement important à payer pour tout gouvernement qui oserait s’y aventurer, prix qu’il paierait au moment des élections.

Le juge LaForest, qui accéderait plus tard à la Cour suprême, a déclaré en 1983 : « À mon avis, cette disposition sera rarement invoquée, parce qu’il est, politiquement parlant, très peu populaire de faire des déclarations à l’encontre de la Charte. »

Le professeur de droit constitutionnel, Peter Hogg, était encore plus incisif : « Étant donné l’opposition politique que soulèverait sans doute l’exercice de ce pouvoir, on peut s’attendre à ce qu’il soit rarement invoqué. »

Ce prix politique était-il un mirage ?

La Loi sur la laïcité de l’état du gouvernement Legault, qui interdit notamment aux professeurs le port de signes religieux dans le cadre de leurs fonctions, est actuellement contestée devant la Cour supérieure du Québec par un syndicat d’enseignant. Un procès monstre d’une durée de six semaines, qui voit défiler plusieurs témoins et experts pour le compte de plusieurs intervenants. Les opposants tentent de prouver le caractère discriminatoire de la loi, mais aussi, chose plus ardue, de contourner la disposition de dérogation qui a été incluse par le gouvernement Legault pour soustraire la loi aux garanties de la Charte canadienne des droits et libertés.

Or, à l’heure actuelle, le prix politique n’est pas cher payé par le gouvernement Legault. Une majorité confortable de Québécois appuient la Loi sur la laïcité de l’État, les sondages en sa faveur oscillant généralement autour de 60%. La popularité du gouvernement Legault est stratosphérique en ce moment -- une donnée, il est vrai, brouillée par la prime « COVID » dont la majorité des gouvernements profitent ces temps-ci.

On peut se poser la question à savoir si la popularité de la protection des droits fondamentaux invoquée pour justifier l’exceptionnalité de la disposition de dérogation n’était pas infondée, ou à tout le moins sélective.

Au Québec, cette loi est le fruit d’un débat de société qui fait rage depuis près de 15 ans. Les appels à la peur face aux minorités religieuses sont issus du débat sur les accommodements raisonnables dont l’essentiel reposait sur la médiatisation d’épiphénomènes. La Commission Bouchard-Taylor viendra confirmer dans un rapport substantiel que la crise a été dans les esprits, « mais pas vraiment dans la réalité des pratiques d’accommodements. » Selon les commissaires, plus de 15 cas sur les 21 les plus médiatisés ont fait l’objet de « distorsions manifestes » entre ce qui s’était réellement produit et ce qui avait été rapporté.

Deux gouvernements ont par la suite embrassé cette « crise » pour définir des promesses politiques phares. Si le gouvernement du Parti québécois ne parviendra pas à interdire le port de signes religieux pour tous les fonctionnaires de l’État en 2013, c’est la Coalition avenir Québec qui en reprendra le flambeau avec succès en 2018, la même promesse visant maintenant les enseignants, en plus des fonctionnaires ayant un pouvoir de coercition.

« Force est d’admettre que le prix politique à payer pour la dérogation en droit n’est peut-être pas aussi grand que ce à quoi on s’attendait il y a quelques années, » indique le professeur Maxime Saint-Hilaire, de la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke

À titre comparatif, il serait possible pour un gouvernement fédéral d’utiliser la disposition de dérogation pour criminaliser à nouveau l’avortement. Or, à chaque fois que le sujet est revenu sur le tapis, un tel scénario a vite été balayé du revers de la main, les forces politiques conservatrices y voyant là un trop grand risque électoral.

Ce principe ne semble cependant pas s’appliquer au droit d’une femme musulmane voilée d’enseigner dans une école québécoise. L’appui populaire à son interdiction ne se dément pas. Certes, beaucoup de capital politique est dépensé sur la question, mais peut-on réellement parler de « prix politique » au sens de ce qui était discuté lors de l’adoption de la Charte canadienne ?

On dirait que les acteurs politiques et juridiques des années 80 n’avaient pas prévu le coup.