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Qui en profite?

Les nouvelles exigences d’inscription pour les sociétés canadiennes soulèvent la question de savoir ce qu’on entend par « contrôle important ».

Puppet businessman
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Cui bono? « Qui en profite? » Selon Cicéron, c’est le fameux juge Lucius Cassius qui aurait lancé la question le premier. Et ce qui valait pour les tribunaux de la Rome républicaine vaut encore aujourd’hui : pour comprendre un acte illégal, il faut d’abord chercher qui en tire avantage.

En décembre 2017, les ministres fédéral, provinciaux et territoriaux des Finances ont signé un accord sur le resserrement des règles de déclaration de la propriété effective des sociétés. Dans la foulée de cet accord contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent, Ottawa a apporté à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) des modifications qui sont entrées en vigueur en juin. Ainsi, les sociétés fermées constituées en vertu de la LCSA doivent maintenant tenir un « registre des particuliers ayant un contrôle important » (RPCI).

Le RPCI d’Ottawa vise environ 9 % des sociétés canadiennes, celles qui sont constituées en vertu de la loi fédérale; il appartient aux gouvernements provinciaux de lui emboîter le pas et s’occuper du reste.

Dans la sphère politique, la nécessité d’un registre ne faisait pas de doute. Les Panama Papers et les Paradise Papers avaient fait de l’évasion fiscale un sujet brûlant. En juin, l’Agence du revenu du Canada estimait que le manque à gagner fiscal brut de l’impôt sur le revenu des sociétés se chiffrait entre 9,4 et 11,4 milliards de dollars.

Mais hors des officines gouvernementales, personne ne semble comprendre encore concrètement comment fonctionnera ce registre : qui faut-il y inscrire? qu’entend-on par « contrôle important »? qui y aura accès? Un règlement pourrait aider à comprendre ce qu’on attend exactement des sociétés et des avocats qui les représentent… mais à Innovation, Sciences et Développement économique Canada, on nous dit que le ministère réfléchit encore à savoir si « un règlement est requis ».

« On dit aux sociétés qu’elles doivent produire chaque année la liste des personnes qui exercent une influence sur la société, mais on ne leur dit pas sur quels critères », s’étonne Karen Hennessey, associée au bureau d’Ottawa de Gowling WLG et directrice du groupe du droit des affaires au cabinet.

Le RPCI en théorie

À compter du 13 juin, les sociétés constituées en vertu de la LCSA doivent tenir un RPCI, soit une liste des personnes qui possèdent ou contrôlent un nombre important d’actions, qui ont la haute main sur un nombre important d’actions ou qui exercent une « influence importante » sur la société sans nécessairement en posséder une part importante. (Les amendes, qui peuvent atteindre 5 000 $ pour la société, se chiffrent pour les particuliers entre 5 000 $ et 200 000 $, outre une peine de prison maximale de six mois, selon l’infraction.)

Selon la Loi, est « important » tout nombre d’actions conférant 25 % ou plus des droits de vote, ou représentant 25 % de la « juste valeur marchande » de l’ensemble des actions de la société. Une personne qui détient ou contrôle un nombre important d’actions avec une ou plusieurs autres personnes est aussi réputée avoir un « contrôle important ».

Simple en théorie, mais pas en pratique, prévient Karen Hennessey. « Il est extrêmement difficile d’établir la juste valeur marchande des actions d’une société fermée, surtout s’il y en a plus d’une catégorie. »

Sans parler du problème que pose l’existence de fiducies, signale Megan Filmer, associée à DLA Piper (Vancouver).

« Si une fiducie contrôle plus de 25 % des actions, qui contrôle la fiducie? illustre-t-elle. Trouver la personne humaine responsable aux fins d’une déclaration, ce n’est pas toujours une sinécure. »

Il reste qu’il est beaucoup plus facile d’évaluer l’influence d’une personne à la lumière des actions qu’il détient que d’évaluer une influence qui ne dépend pas directement de ce facteur. Il est clair qu’une personne habilitée à modifier les pouvoirs ou la composition d’un conseil d’administration devra figurer dans le registre, mais qu’en est-il d’une personne détenant un droit potentiel, une option d’achat, un droit de veto? Que se passe-t-il si des actionnaires minoritaires concluent une entente officieuse accroissant leur influence à l’insu de la société? Jusqu’où la société doit-elle creuser pour trouver des personnes qu’on pourrait considérer comme pouvant exercer un « contrôle important »? Cui bono?

« Je reçois déjà des questions de clients qui dirigent des sociétés immatriculées en vertu de la LCSA et constituant des filiales à part entière d’une société ouverte, raconte Megan Filmer. Ces sociétés ont-elles les mêmes obligations? Pour le moment, il semble que oui, qu’elles doivent se doter d’un registre. Mais avec un règlement, ce serait plus clair. »

« Les sociétés s’en remettront aux cabinets d’avocats pour savoir qui mettre sur leur liste, et nous, nous les conseillerons du mieux que nous pourrons… en les avertissant que tout pourrait changer advenant une décision judiciaire ou un nouveau règlement », se désole Karen Hennessey.

« À la limite, le gouvernement fédéral pourrait dire à une société : “Vous auriez dû savoir que cette personne avait une influence importante, vous auriez dû chercher plus loin.” Mais comment peut-on exiger d’une société qu’elle entende toutes les conversations de corridor? »

Même l’une des organisations non gouvernementales qui ont réclamé cette mesure reconnaît qu’Ottawa se doit d’être plus clair. « C’est une critique légitime, admet Sasha Caldera, de Canadiens pour une fiscalité équitable. Il faut définir plus précisément les notions de contrôle et d’influence. Dans un régime d’actionnariat, c’est facile de savoir qui est propriétaire. Pour le contrôle, c’est une autre histoire. »

Quelle protection pour les renseignements personnels?

Reste la question des renseignements personnels. Le RPCI doit faire état du nom complet, de la date de naissance, de la dernière adresse connue et du territoire fiscal des particuliers listés. Quant à l’accès, il est limité à l’administrateur désigné en vertu de la LCSA, aux actionnaires et créanciers (y compris l’Agence du revenu du Canada) et aux organes d’enquête sur demande.

« L’accès est rigoureusement limité, ce qui est un bon départ. Ce qui m’inquiète, c’est que les actionnaires et les créanciers ont le droit de consulter le registre intégral, y compris les dates de naissance, et je ne vois pas trop en quoi ça peut leur être utile, souligne Karen Hennessey. C’est cet élément qui me trouble le plus, car c’est exactement de cela qu’on a besoin pour commettre une fraude ou un vol d’identité. »

« Les sociétés peuvent être amenées à communiquer cette information à des tiers, et une personne doit rester inscrite six ans après avoir cessé d’avoir un contrôle important. Qui consultera le registre pendant ce temps? Il n’y a aucune obligation de faire savoir aux ex-actionnaires à qui l’information a été communiquée, ce qui ne sera pas sans susciter de vives inquiétudes. »

« Tout porte à croire que ces renseignements seront conservés dans les bases de données des sociétés et des cabinets d’avocats, ce qui pourrait porter les clients à craindre le piratage, précise Megan Filmer. C’est ainsi que certaines personnes pourraient volontairement empêcher l’inscription de leurs renseignements personnels, au risque d’encourir des sanctions. »

La tendance internationale semble pointer vers une transparence accrue des RPCI. Selon Sasha Caldera, le Canada pourrait, à l’instar du Royaume-Uni, publier une version caviardée du registre.

« Nous voulons certes que cette information soit publique. Mais la protection des renseignements personnels n’est pas à prendre à la légère, et il y a des moyens de la garantir, assure-t-elle. Au Royaume-Uni, le registre public n’affiche que partiellement les adresses et les dates de naissance. Par ailleurs, les renseignements personnels sont mieux protégés par la loi au Canada qu’au Royaume-Uni et il faudra s’y conformer. »

« Il n’empêche que le monde s’en va dans cette direction. Le Canada est en retard dans la lutte contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent. Ces changements sont nécessaires dans un premier temps, mais ce n’est qu’un début. »