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Le droit de la concurrence verte

Une piste de solution pour relever le défi climatique?

green corporate concepts

Pendant plus de 30 ans, le droit de la concurrence au Canada s’intéresse principalement au bien-être des consommateurs et la promotion de marchés efficaces. Mais dernièrement, des voix s’élèvent pour qu’on tienne compte d’objectifs politiques plus larges dans l’examen des fusions et des pratiques commerciales restrictives. En particulier, les craintes concernant le climat invitent de nouvelles propositions visant à aligner nos politiques en matière de concurrence sur les objectifs environnementaux.

Comme c’est souvent le cas, l’inspiration vient en grande partie des autorités européennes. La Commission européenne a récemment diffusé une note de politique générale explorant la manière d’intégrer les objectifs de durabilité dans le contrôle des fusions. L’autorité néerlandaise de la concurrence a également publié un projet d’orientation sur le rôle de l’antitrust dans la promotion des accords de durabilité. Au Royaume-Uni, la Competition & Markets Authority (CMA) a publié un document visant à aider les entreprises à atteindre des objectifs environnementaux sans enfreindre le droit de la concurrence.

« La notion selon laquelle la concurrence est devenue un domaine du droit trop étroit gagne du terrain », selon Lawson Hunter, avocat principal chez Stikeman Elliott et panéliste au symposium en ligne d’automne de l’ABC sur le droit de la concurrence le mois dernier.

Mais les politiques en matière de concurrence au Canada sont-elles vraiment le meilleur moyen de lutter contre le changement climatique et de protéger l’environnement?

Les praticiens et les économistes vous diront que le droit de la concurrence a tendance à se concentrer sur des marchés précis. Prenez, par exemple, une fusion entre des exploitants de pétrole et de gaz. Nous pouvons justifier ce rapprochement sous prétexte qu’il entraînera une augmentation de l’extraction de ces ressources. Dans un sens étroit, il se peut que ce soit bien pour le consommateur, mais qu’il y ait un effet néfaste ailleurs — sur l’environnement, par exemple. Malheureusement, le Bureau de la concurrence n’a pas l’expertise nécessaire pour analyser une fusion sous cet angle.

« Les autorités chargées de l’application de la Loi sur la concurrence n’ont aucune compétence pour évaluer le coût du CO2 », soutient Paul Johnson, consultant en économie de la concurrence, qui a également participé au symposium. Et il ne suffit pas de changer la loi : « Il faudrait complètement changer les institutions comme le Bureau de la concurrence et le Tribunal. Ce n’est donc pas rien. »

Par ailleurs, nous avons déjà des lois environnementales qui réglementent les activités commerciales, déclare Denisa Mertiri, avocate spécialisée dans l’environnement et fondatrice de Green Earth Law à Toronto. La Loi canadienne sur la protection de l’environnement réglemente la fabrication commerciale, la publicité ainsi que l’emballage et l’étiquetage. « Le droit de la concurrence pourrait assurer une certaine surveillance nécessaire, reconnaît Me Mertiri. Mais pour compléter des évaluations qualitatives, il faut des experts en environnement et des responsables de politiques environnementales qui étudient ces choses pour prendre ces décisions. »

Me Mertiri s’oppose à ceux qui demandent au gouvernement fédéral de réintroduire une exemption pour les entreprises qui collaborent à des initiatives de développement durable, afin qu’elles ne soient pas reconnues coupables de collusion en vertu de la loi. « On ouvre une boîte de Pandore. Plusieurs entreprises vont prétendre qu’elles concluent ce type d’accords au profit de l’environnement, mais qui va en juger? »

Il en va de même pour l’examen des fusions. Supposons que deux promoteurs immobiliers cherchent à s’associer, mais qu’un seul d’entre eux jouit d’une réputation enviable en matière de gestion de l’environnement. « Est-ce pertinent pour l’évaluation de la fusion par le Bureau? demande Lawson. J’ai du mal à voir comment il peut imposer des conditions sur des transactions qui ne se rapportent qu’aux parties à la fusion, ce qui pourrait bien sûr avoir d’autres effets concurrentiels sur le marché, surtout si d’autres ne sont pas soumis aux mêmes restrictions. »

Me Lawson rappelle également que le Bureau est un organisme indépendant et qu’il ne devrait pas être motivé politiquement sur des questions justiciables. En élargissant la loi pour y inclure des objectifs de politique de durabilité, on risque d’affaiblir cette indépendance. « Vous vous retrouvez essentiellement avec un test d’intérêt public qui, au final, sera décidé par les politiciens », dit-il. De plus, l’adoption de normes vagues comme la durabilité se fera au détriment de la prévisibilité. Cela représentera un coût pour les entreprises et les consommateurs.

Il suffit d’observer l’application des lois antitrust aux États-Unis, dit M. Johnson. Sous l’administration de Donald Trump, le ministère de la Justice a lancé une enquête sur la collusion entre les constructeurs automobiles qui se sont entendus avec l’État de Californie quant aux exigences en matière de kilométrage. Maintenant, sous l’administration de Joe Biden, la Federal Trade Commission a l’intention d’élargir le champ des considérations dans l’examen des fusions en examinant des enjeux liés à la syndicalisation, les questions environnementales et les pratiques de gouvernance d’entreprise.

Le partage des compétences complique également les choses au Canada. Chaque fois que le gouvernement fédéral tente de réglementer l’environnement, dit Me Mertiri, on peut s’attendre à une contestation constitutionnelle. On l’a vu d’ailleurs avec la référence à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, que l’Ontario, la Saskatchewan et l’Alberta ont contestée (ils ont perdu). De même, lorsque le gouvernement fédéral a ajouté certains articles en plastique à la liste des substances toxiques, l’industrie a lancé une contestation en faisant valoir que cette mesure empiétait sur les compétences provinciales en matière de gestion des déchets.

Les panélistes ont convenu que le Bureau peut jouer un rôle plus important en appliquant les dispositions sur la publicité trompeuse et les pratiques commerciales déloyales. De plus en plus, les consommateurs sont prêts à payer une prime écologique pour leurs achats, déclare Me Mertiri, même si, dans l’ensemble, ils ne feront pas d’énormes sacrifices. « Pourtant, certains tenteront d’exploiter cette demande sans vraiment changer leur façon de faire, et nous savons très bien que ces publicités jouent un rôle important dans les choix des consommateurs, dit-elle. Mais comme nous n’avons aucune norme en matière d’écoétiquettes, nous allons voir apparaître beaucoup plus de publicités trompeuses de la part d’entreprises qui veulent profiter de l’écoblanchiment. »

Le Bureau peut également apporter sa contribution en soutenant l’élaboration des politiques et des lois environnementales, afin que les législateurs tiennent compte des effets de la concurrence, soutient Me Mertiri. Même son de cloche de Me Lawson, qui affirme qu’une partie du travail du commissaire consiste à défendre des politiques favorables à la concurrence et qu’il devrait être « un participant actif » dans la conception réglementaire des politiques environnementales.