Passer au contenu

Nos organes de réglementation ont-ils perdu de vue l’intérêt public?

Aider financièrement une cliente en difficulté à subvenir à ses besoins risquerait-il vraiment de «miner la confiance du public dans la profession»?

.

En décembre, un tribunal disciplinaire britannique a imposé à un avocat une suspension de six mois pour avoir versé 2 300 £ (3 930 $ CA) à une cliente de l’aide juridique qui disait ne pas pouvoir payer son épicerie ou son électricité. L’avocat, qui avait peu de temps avant déclaré 787 000 £ (1,3 M$ CA) en revenus annuels issus de l’aide juridique, a dit au tribunal qu’il voulait aider sa cliente, toxicomane, à « prendre sa vie en main ».

Le tribunal a conclu que l’avocat avait compromis son indépendance et que sa conduite « risquait de miner la confiance du public en la profession».

Cette décision s’explique notamment par les différences entre les cadres britannique et canadien de la profession juridique : en Grande-Bretagne, le barreau impose traditionnellement une vision plus tranchée de la distance entre l’avocat et le client. Qui plus est, la sanction de l’avocat tenait aussi compte du fait qu’il n’avait pas collaboré avec l’organe de réglementation.

Or, cette conclusion est à tout le moins douteuse. Aider financièrement une cliente en difficulté à subvenir à ses besoins risquerait-il vraiment de « miner la confiance du public dans la profession »? C’est plutôt le contraire. En dépit d’une possible violation technique, compte tenu du problème d’image publique qui persiste dans le milieu, il est plus probable que ce genre d’acte de générosité posé de bonne foi rehausse la confiance du public.

Selon vous, laquelle de ces manchettes rehausserait l’image publique des juristes?

  • « Suspension de six mois pour un éminent avocat touchant 787 000 £ par année qui a donné 2 300 £ à une cliente toxicomane de l’aide juridique afin de l’aider à “prendre sa vie en main” » (le titre publié dans le journal The Daily Mail)
  • « Un éminent avocat touchant 787 000 £ par année refuse, par “souci de professionnalisme”, de donner l’équivalent de moins d’une journée de revenus à une femme qui n’a pas les moyens de se nourrir » (un titre possible si l’avocat avait agi autrement)

D’après nous, cette suspension montre que l’organe de réglementation est déconnecté et a perdu de vue ce qui tient le public à cœur.

Au Canada, les lois habilitantes des barreaux leur imposent le devoir général de protéger l’intérêt public. Il va sans dire, c’est là un défi de taille.

Mais les barreaux canadiens ont-ils oublié ce qui compte pour le public? Nos organes de réglementation traitent-ils les questions qui l’intéressent vraiment? Certaines décisions hautement médiatisées soulèvent des doutes.

Rehausse-t-on la confiance du public lorsqu’un barreau, sans recevoir de plainte, engage une procédure disciplinaire contre un avocat en raison de l’« incivilité » de son attitude combative en cour dans sa défense d’une cliente qui fait l’objet de sérieuses accusations criminelles? (Cette saga dure depuis neuf ans et a entraîné des frais incalculables.)

Rehausse-t-on la confiance du public lorsque deux avocats ayant pris part à une importante transaction commerciale sont acquittés à l’issue d’une audience de 138 jours sur des allégations de conflit d’intérêts, et que l’on ordonne au barreau de leur payer 1,3 M$ de frais parce que l’échec de sa cause a privé la procédure d’une raison d’être?

Rehausse-t-on la confiance du public lorsque tous les avocats (et les avocats retraités) sont tenus de signer et de conserver un énoncé de principes type où ils s’engagent à promouvoir la diversité, l’égalité et l’inclusion?

Souvent, malgré leurs bonnes intentions, les organes de réglementation de la profession juridique manquent de recul. Au nom de la protection de l’intérêt public, les barreaux tendent à se concentrer sur des problèmes qui importent peu aux gens raisonnables; ils y consacrent énormément d’énergie et de ressources qu’il vaudrait mieux investir dans des initiatives susceptibles d’améliorer concrètement la relation entre les juristes et le public.

Prenons comme exemple un mème Internet ayant circulé tout au long de la campagne présidentielle de 2008 aux États-Unis : Joe le plombier, un petit entrepreneur de la classe moyenne dont les intérêts étaient supposément un cheval de bataille des candidats. En dépit de ses défauts, il est devenu un précieux représentant du citoyen ordinaire qui méritait de voir ses intérêts pris en compte.

Les barreaux auraient avantage à penser plus souvent à Joe le plombier. Au lieu d’entreprendre de longues et coûteuses audiences disciplinaires sur de présumées entorses déontologiques discutables ou techniques, et de prendre des mesures essentiellement symboliques, les organes de réglementation devraient se demander : « Qu’en pense Joe le plombier? »

Pour le moment, la réponse est trop souvent : ça ne l’intéresse pas.