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Les nouveaux censeurs

Le danger de laisser les algorithmes arbitrer 
la question de la liberté d'expression.

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Les démocraties libérales sont aux prises avec une crise de confiance à l’égard de la liberté d’expression.

C'est un sentiment qui accompagne d'autres préoccupations – l’érosion de la règle de droit, le déclin des libertés civiles dans de nombreuses parties du monde et la détresse quant aux attaques de toutes sortes qui se déchaînent sur les médias sociaux. De manière disproportionnée, les femmes et les musulmans sont les cibles des trolls et des harceleurs sur internet. Les individus les plus bruyants détournent fréquemment le débat et réduisent les autres au silence.

Pris au milieu de tout cela, on trouve les nouveaux arbitres des comportements acceptables sur internet – les Facebook, Twitter et Google.

C'est un rôle qu'ils préféreraient ne pas jouer, après des années où le web a fait figure de place publique moderne où les vues de tous pouvaient être échangées librement.

Facebook s'est toujours présenté comme une plateforme neutre en matière d'information. Mais le géant des médias sociaux a été critiqué récemment dans un certain nombre d’affaires. Il a été accusé avant les élections américaines de 2016 d'avoir modifié son algorithme pour camoufler des points de vue conservateurs, puis d'avoir permis la diffusion de désinformation. La plateforme a récemment annoncé des plans pour réviser son fil d'actualité et permettre aux utilisateurs de classer eux-mêmes la crédibilité des sources d'information. Pendant ce temps, elle est accusée de promouvoir dans ses sujets d'actualité un parti-pris centré sur l'Occident.

Sous la pression du public, Twitter a aussi modifié ses règles pour limiter le contenu haineux.

Ce n’est pas surprenant. Comme les médias traditionnels, les médias sociaux sont incités à s'autocensurer. Ils dépendent fortement des revenus publicitaires, qui préfèrent plaire à l'opinion dominante.
Le mois dernier, Unilever a menacé de retirer ses publicités de Google et de Facebook, à moins qu'ils n'acceptent d'en faire plus
pour éliminer le contenu toxique.

Cela peut être troublant pour les militants de la liberté d'expression. Mais les plateformes de médias sociaux, en tant qu'éditeurs algorithmiques, ont tout à fait le droit de décider comment le contenu est organisé et présenté sur les flux de leurs utilisateurs, tout comme les médias traditionnels peuvent décider ce qu’ils souhaitent imprimer ou diffuser.

Plus ça change… Bien avant que les médias numériques occupent une si grande place dans notre espace public, John Stuart Mill avait mis en garde contre les dangers de « l'opinion dominante » et la tendance de la société à imposer ses propres idées et pratiques en tant que règles de conduite. Il a appelé cela « une tyrannie sociale plus redoutable que de nombreuses formes d'oppression politique ».

On se demande comment le philosophe anglais réagirait aujourd'hui devant la sous-traitance virtuelle de la censure laissée par des gouvernements à ces grandes entreprises de médias sociaux.

L'Allemagne a récemment adopté une loi qui permet de forcer des entreprises comme Twitter et Google à supprimer le « contenu illégal » dans les 24 heures suivant la réception d'une plainte sur leur site web. Les pénalités peuvent atteindre des millions d'euros.

Pendant les vacances de Noël, des médias ont rapporté que Facebook avait désactivé les comptes du leader tchétchène Ramzan Kadyrov, proche allié du président russe Vladimir Poutine, mais pas pour avoir violé ses conditions de service : le réseau social a publié une déclaration expliquant qu'il avait l'obligation légale de le faire, ayant pris conscience du fait que M. Kadyrov était désormais la cible de sanctions commerciales américaines…

Nous devrions nous méfier d’un tel système. Dans son manifeste de 2016, Liberté d’expression : Dix principes pour un monde connecté, l'universitaire britannique Timothy Garton Ash décrit la lutte pour la liberté d'expression comme celle qui oppose les souris (citoyens ordinaires) aux gros chiens (gouvernements) et aux chats (plateformes internet) dans une métropole mondialement connectée. Dans son récit, ni les chiens ni les chats ne peuvent être dignes de confiance – c'est aux souris de se défendre et de défendre la liberté d'expression.

Il est difficile de déterminer quelles limites sont raisonnables et justifiées dans une société libre et démocratique. Même certains militants traditionnels admettent que la liberté d'expression cache un côté obscur, et qu'il existe des circonstances dans lesquelles ceux qui l'utilisent comme une arme pour faire reculer certaines libertés civiles doivent être stoppés par des moyens juridiques.

Ottawa a déjà indiqué qu’il pourrait relancer – et mettre à jour – une loi controversée sur les droits de la personne qui a été abrogée par le gouvernement Harper en 2013. L'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne interdisait les messages haineux sur internet. Il est trop tôt pour dire comment elle pourrait être remplacée. Mais en aucun cas, le gouvernement ne devrait adopter des lois qui se fient aux entreprises privées pour décider si de telles publications sont illégales. Pour eux, il serait difficile de résister à la tentation de censurer plus de contenu que nécessaire.

À la lumière de ces enjeux, il est clair que les citoyens doivent eux aussi prendre leurs responsabilités. La liberté d'expression a aussi été mal utilisée par beaucoup de ceux qui façonnent l'opinion publique pour gagner leur vie. Il existe un certain nombre de journalistes, d'universitaires et d'intellectuels qui profitent de ces affrontements en ligne qui dégénèrent trop souvent dans le mépris des opinions, l'incivilité et l'obstruction. C'est leur droit, bien entendu. Mais cela démontre, hélas, que les vraies menaces à la liberté d'expression sont bien souvent en chacun de nous.