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Pourquoi le blockchain de Bitcoin change la donne et comment il pourrait influencer le droit.

Bitcoin

À 9 heures le 29 octobre 2013, le premier guichet automatique de bitcoins est entré en service dans un café du centre-ville de Vancouver, un autre petit pas vers l’acceptation globale de la monnaie numérique la mieux connue du monde. Malgré la fluctuation de sa valeur par rapport au dollar au cours des 12 derniers mois, de grandes entreprises du web comme Expedia et Overstock ont commencé ou signalé leur in­tention d’accepter les bitcoins comme mode de paiement. Bitcoin fait des avan­cées dans la vie économique et financière plus rapidement que la plupart des gens l’auraient imaginé.

Cette monnaie virtuelle a beau être un outil d’investissement risqué et aux fluctuations en montagnes russes, elle repré­sente un sérieux potentiel. Elle permet des transferts relativement gratuits et faciles entre individus, éliminant le besoin pour les banques et autres institutions financières et court-circuitant l’imposition de frais bancaires. Elle donne aux gens — en particulier dans des pays développés — accès à un système financier qui pourrait autrement être inaccessible. Bitcoin a le potentiel de créer un système financier parallèle et alternatif, un système qui pourrait donner un sérieux coup aux ser­vices bancaires traditionnels. De leur côté, les gouvernements se familiarisent tranquillement avec ses aspects techniques et juridiques; ils exa­minent comment les transactions pourraient être taxées, et ils rédigent des lois pour contrer l’utilisation de la devise pour le blanchiment d’argent, le trafic de dro­gues et pour d’autres acti­vités illégales.

Mais la chose la plus intéressante et révolutionnaire n’est pas la monnaie elle-même — c’est le système qui la soutient.

Réaction en chaîne

Satochi Nakamoto, l’inventeur (ou les inventeurs) mystérieux et anonyme(s) de Bitcoin (et selon certains, le propriétaire d’un magot de bitcoins d’une valeur d’un demi-milliard de dollars américains) a créé un moyen innovateur d’enregistrer et de sécuriser les détails de toute transaction : un registre public connu sous le nom de « blockchain ». Ce blockchain est ce qui rend les bitcoins possibles — il prévient la fraude et élimine le besoin d’avoir recours à un intermédiaire de confiance. Conti­nuellement mises à jour et vérifiées, les copies exactes du blockchain sont gardées sur des milliers de nœuds du réseau autour du monde (nodes en anglais, qui sont en fait des ordinateurs qui analysent et traitent simultanément le code in­­formatique du Bitcoin). Les personnes qui prêtent leur potentiel de traitement sont récompensées par de nouveaux bitcoins lorsqu’ils sont émis. Cette manne d’informations transactionnelles est entièrement publique et transparente — les détenteurs individuels de bitcoins peuvent néanmoins utiliser des pseudonymes pour que leurs transactions restent anonymes.

Stuart Hoegner, un avocat basé à Toronto et spécialisé dans l’industrie du jeu en ligne et les monnaies numériques, croit que c’est sur ce blockchain que le gros de l’action va avoir lieu. Il juge que le registre a même le potentiel de changer la pratique du droit. « La question est de savoir si ça va réellement prendre son envol », dit-il.

Chaque entrée sur le blockchain peut être liée à de l’information additionnelle, au-delà de la transaction elle-même.

Une fois que cette information est ajoutée au registre et vérifiée, elle ne peut être changée. Me Hoegner estime que le concept pourrait facilement être utilisé pour créer un registre immobilier inter­national qui serait sécuritaire et public. Il pourrait aussi être utilisé pour l’enregistrement de véhicules ou d’autres biens — même pour des actions de compagnies. « L’enregistrement de proprié­tés, de marques de commerce, la création de compagnies, note Hoegner, tout cela pourrait être enregistré dans le blockchain », note l’avocat. Et comme le blockchain, en théorie du moins, ne peut être corrompu et est administré conjointement par l’ensemble de la communauté Bitcoin, il fournirait un registre inviolable de propriété qui ne dépendrait pas d’intermédiaires pour fonctionner, comme une banque de données gouvernementale.

Son potentiel ne s’arrête pas là. Le blockhain peut faire plus que seulement conserver de l’information. Il peut être utilisé pour faire des transactions et transférer des droits de propriété. Par exemple, le propriétaire d’une voiture pourrait détenir une clé digitale qui serait liée au titre de propriété dans le registre. La clé pourrait être entreposée dans un téléphone intelligent et permettrait ainsi de démarrer le véhicule. Mais lorsque le véhi­cule serait vendu, le transfert de la clé pourrait facilement être fait de manière sécuritaire, une fois que l’argent parvient dans le compte du vendeur.

Cet exemple illustre le fait que les contrats intelligents (smart contracts), des contrats conclus par l’entremise d’un protocole informatique, sont l’une des utilisations les plus attendues de cette technologie du blockchain. Ces transactions passent par des codes informatiques qui sont entreposés dans le registre en ligne. Lorsque la condition X est remplie (le paiement par exem­ple), la prestation Y est alors exécutée (la clé digitale passe du vendeur à l’acheteur).

Mais si les contrats intelligents gagnent en popularité, qu’est-ce que cela signifie pour les avocats? Cette automatisation est-elle une menace à leur survie? Me Hoegner n’est pas inquiet. « Selon moi, il n’y aura pas d’appel lancé pour diminuer le nombre d’avocats, dit-il. Il n’y aura qu’une plus grande demande pour un différent type de travail juridique. Et je soupçonne que ce type de travail juridique sera plus excitant et gratifiant que bien du travail que les juristes font maintenant. Cela pourrait leur permettre de développer une pensée plus latérale. »

L’avocate de Montréal Jillian Friedman, qui se spécialise dans la monnaie virtuelle et le commerce en ligne, a des réserves plus fondamentales : elle est préoccupée par le côté froid de ces contrats conclus sans intervention humaine. « Je suis très enthousiaste à l’égard de ces contrats intelligents, dit Me Friedman, et ce qu’ils pourraient faire pour la pratique et droit et les ententes commerciales. Mais gardez toujours en tête qu’il y a un rôle très important à jouer pour le jugement humain, qui n’est pas nécessairement basé sur les mathématiques et la logique. »

Imaginez un prêt fait en vertu d’un tel contrat où l’emprunteur est tenu de fournir au prêteur de la docu­mentation financière de manière régu­lière. Dans un prêt normal, « uniquement parce que l’emprunteur n’a pas fourni la documentation appropriée un mois, le prêteur pourrait décider de ne pas annuler le prêt ou effectuer une saisie », note l’avocate. Cette latitude pourrait être plus problématique avec un contrat automatisé.

Bien sûr, des protections pourraient être apportées. Une compagnie d’électricité pour­­rait par exemple prévoir que le courant d’un client pourrait être coupé à la condition que la température soit au-dessus de zéro. Mais les codes automatisés ne peuvent prévoir toutes les éventualités, souligne Me Friedman. « Vous devriez prévoir chaque petite variable qui pourrait affecter le résultat. »

Une révolution décentralisée

Natoshi Nakamoti lui-même n’a peut-être pas imaginé tous ces usages potentiels du blockchain.

Imaginez une organisation autonome avec plusieurs actionnaires, mais personne n’est en charge. Il n’y a pas de siège social, pas de conseil d’administration et pas de direction. Elle fournit des services et reçoit des bénéfices sans intervention humaine. Cette entité peut être créée uniquement dans un logiciel, et une fois qu’il est téléchargé, elle vole de ses propres ailes.

C’est la description d’un DAC (pour Decentralized Autonomous Corporation ou Entreprise autonome décentralisée) la vision futu­riste d’un pirate informatique canadien de 20 ans, Vitalik Buterin. Le jeune développeur de logiciels a créé « Etherium », un service dérivé du blockchain qui est conçu pour accueillir des applications qui gravitent autour du registre.

Un DAC serait décentralisé et distribué dans chaque nœud du blockchain, comme Bitcoin. Ça pourrait prendre la forme d’une compagnie de services financiers qui permet l’échange de monnaie ou d’actions, ou celui de contrats à terme ou de produits dérivés. Cela pourrait aussi être une sorte de banque qui fournit des prêts ou du microfinancement, utilisant des fonds fournis par une myriade d’investisseurs en ligne. D’autres usages possibles incluent le jeu en ligne, la distribution de noms de domaines, des réseaux sociaux ou un centre d’entreposage de données. Essentiellement, n’importe quel service sur le web qui gère de l’information ou de l’argent pourrait être hébergé dans cet espace éthéré.

Le concept d’une DAC a des implications drastiques. D’abord, toute gouvernance serait entièrement décentralisée — donc extrêmement démocratique. Une fois l’entreprise dans le cyberespace, le créateur en perdrait essentiellement le contrôle. Et parce qu’une DAC ne serait pas rattachée à une juridiction précise, elle pourrait décider d’ignorer les normes juridiques telles que les lois sur la vie privée, les règles sur les droits d’auteur ou les marques de commerce. « C’est probablement impossible à réglementer », convient Me Hoegner. Le partage de fichiers en pair à pair s’est avéré largement imperméable aux recours judiciaires, et les DAC pourraient l’être également. Des registres comme le blockchain ont déjà été uti­lisés pour développer des systèmes de messagerie par courriel qui semblent être jusqu’ici difficiles, sinon impossibles pour les gouvernements de surveiller. C’est une manne pour ceux qui sont préoccupés par les libertés civiles et cela peut être utile pour quiconque, quelles que soient ses intentions, veut s’assurer que les autorités ne surveillent pas ses conversations.

La nature autonome des DAC, presque robotique, peut donc être déconcertante. Primavera De Filipini, une chargée de re­cherche au Berkman Center for Internet & Society de la faculté de droit de l’Université Harvard, se préoccupe de ses implications juridiques. « Avec le DAC, vous pouvez totalement perdre le contact humain, dit-elle. Donc si le DAC en question est impliqué dans des activités illégales, comme du blanchiment d’argent, « vous pouvez le relier à un humain qui l’a déployé sur le blockchain. Vous pouvez punir le créateur. Mais vous ne pouvez stopper l’organisation autonome ». La chercheuse souligne que vous ne pouvez pas fermer le serveur, puisque le code est totalement décentra­lisé « et vous ne pouvez attribuer de responsabilité à quiconque, puisqu’il n’y a pas d’humain que l’on peut tenir responsable de ses gestes». Ce qui donne tout leur potentiel aux DAC — leur autonomie — devient aussi une menace.

Le droit, souligne Me De Filipini, est dirigé vers les gens et Etherium « présente un défi incroyable pour le droit, parce qu’il n’y a personne ». Elle croit que les DAC, tout comme Bitcoin, ne sortiront de la marginalité que lorsqu’ils seront intégrés dans le système légal. « Tant que ces entités ne seront pas encadrées, les gens ne leur feront pas confiance. »

Ainsi, avec plusieurs esprits créatifs qui explorent les recoins de la technologie du blockchain, la monnaie Bitcoin pourrait devenir de moins en moins pertinente. Me Hoegner juge que la valeur monétaire des bitcoins n’est pas importante : « Dans quelques années, un bitcoin pourrait valoir 10 000 $, ou zéro. Ça ne dérange pas vraiment. Le concept d’un registre accessible et totalement décentralisé est ce qui est beaucoup plus excitant ». Mais il met en garde contre une adhésion aveugle à tout ce que la technologie peut offrir. « On ne doit pas en sous-estimer les effets pervers. »

Bitcoin 101

Bitcoin est essentiellement un système de monnaie virtuel — généralement décrit comme une cryptomonnaie et qui possède un certain nombre de caractéristiques :

• Décentralisé : Il n’y a pas de dépôt central ou d’institutions qui le contrôle, comme la Banque du Canada ou la Réserve fédérale des États-Unis. Ça fonctionne comme un système de paiement de pair-à-pair.

• Basé sur un logiciel : Les bitcoins sont créés par algorithme, par l’entremise d’un réseau composé de millions d’ordinateurs qui œuvrent à résoudre des pro­blèmes mathématiques de plus en plus complexes. Le propriétaire de l’ordinateur est récompensé par des bitcoins pour ce travail mi­nier (mining).

• Virtuel : Bitcoin est une monnaie purement numérique. Vous ne pouvez l’imprimer ou la frapper, donc pas de billets ou de pièces de monnaie.

• Valeur : Les bitcoins ont une va­leur, donc ils peuvent être utilisés pour acquérir des biens ou faire des dons. Vous pouvez envoyer des bitcoins à quiconque possède une adresse Bitcoin. Les paiements sont enregistrés dans un registre public, connu comme le blockchain.

• Sécuritaire : Si elles ne sont pas impénétrables, les mesures de sécurité mises en œuvre pour Bitcoin sont considérées comme étant plus fiables que celles de n’importe quelle banque.

• Enregistrées : La cryptographie est au cœur de la sécurité offerte de Bitcoin. Tous les bitcoins sont enregistrés pour toujours, et les transactions sont rapportées et entre­posées dans des endroits multiples. Cela empêche le double paiement, la contrefaçon ou le vol.