Passer au contenu

Faciliter la preuve policière de routine : une solution aux délais?

Qu’est-ce que la routine? Ce qui semble être une question abstraite a pris une soudaine importance avec C-75.

Police car

Qu’est-ce que la routine?

Ce qui semble être une question abstraite a pris une soudaine importance avec C-75, le projet de loi omnibus du gouvernement fédéral en matière de justice, qui sera étudié ce mois-ci par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne à la Chambre des communes.

Le projet a attiré les regards et les critiques, en particulier quant à l’élimination des enquêtes préliminaires et des récusations péremptoires lors de la sélection d’un jury ainsi que la création de nombreuses peines hybrides.

L’autre enjeu, souvent éclipsé par ces changements plus controversés, est l’article 278 qui propose de « permettre qu’un élément de routine, autrement admissible par témoignage, soit reçu en preuve au moyen d’un affidavit ou d’une déclaration solennelle d’un policier ».

Cela inclut tout ce qui est collecté par un policier lié à « l’analyse, à la préservation ou à la manutention de toute autre façon de la preuve par un policier; à l’identification, à l’arrestation et aux autres interactions d’un policier avec l’accusé » et s’étend à « d’autres activités d’un policier de nature analogue […] qui sont effectuées dans le cadre de ses fonctions ».

L’avocat de Vancouver Kyle Lee le dit sans détour : « Ce que le projet de loi 75 décrit comme de la preuve policière de routine est en fait tout le travail policier ».

Il y a une préoccupation croissante quant au fait que la définition est tellement large qu’elle ouvre la porte à ce que la Couronne dépose de la preuve policière qui soit à l’abri des contre-interrogatoires.

En vertu du système élaboré par C-75, chaque partie peut déposer une telle preuve, et chaque partie peut demander que ce policier soit contreinterrogé. La décision, par contre, n’est pas automatique. En jugeant la demande, la cour doit considérer la nature des procédures, l’importance de la preuve en question, les droits de l’accusé, l’importance de la promotion d’un procès juste et efficace de même que tout autre facteur que la cour juge pertinent.

« On pourrait mener des procès entiers par voie d’affidavit », craint Tony Paisana, avocat chez Peck and Company à Vancouver et membre du comité de direction de la section de droit criminel de l’ABC.

Selon Me Paisana, lorsque le procureur de la Couronne souhaite actuellement présenter des éléments de preuve non controversés au procès, il peut obtenir le consentement de l’avocat de la défense et ainsi éviter un contre-interrogatoire.

« Des preuves de police véritablement “de routine” sont déjà admises chaque jour par voie d’admission », renchérit Ian Carter, associé chez Bayne Sellar Ertel Carter et président de la section de droit criminel de l’ABC.

« Plutôt que de faire des admissions, les avocats seront encouragés à forcer l’autre partie à rédiger des déclarations sous serment pour des preuves routinières, puis à décider ultérieurement de réclamer un contre-interrogatoire », dit-il.

« Ce serait un développement inutile. »

Puisque l'avocat de la défense contestera vraisemblablement tout effort visant à présenter des éléments de preuve sous forme d'affidavit, le projet de loi C-75 pourrait fort bien avoir pour conséquence involontaire de contribuer à allonger encore davantage les délais judiciaires.

« Il y a toutes sortes d'étapes procédurales supplémentaires qui sont maintenant ajoutées en raison de cette proposition », dit Me Paisana.

De plus, comme le projet de loi C-75 autorise « pratiquement tous les aspects de la preuve d’un agent de police » sous forme d’affidavit, « l’accusé devra vraisemblablement justifier sa convocation du témoin », dit Me Carter.

Cela, en soi, peut être problématique. L’avocat indique qu'une telle demande serait « susceptible de forcer la défense à exposer sa stratégie avant d'appeler un témoin ».

Me Carter et Me Paisana travaillent ensemble pour préparer la soumission de l’Association du Barreau canadien au comité de la Chambre des communes.

La grande question est la suivante : que se passe-t-il si la demande de contreinterroger est refusée?

« Toute disposition limitant le droit de contreinterroger serait vulnérable à une contestation fondée sur la Charte », note Me Carter. Même de demander à la défense de de montrer son jeu afin d’appeler l’agent à la barre pourrait constituer une violation de la Charte, dit-il.

Son confrère Me Paisana évoque l'arrêt R. c. Lyttle, rendu en 2004 et dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que le droit de contreinterroger doit être jalousement protégé et interprété au sens large. Il juge que les tribunaux ne verront pas ces mesures d’un bon œil, d'autant plus que certaines affaires pourraient être entièrement fondées sur des preuves de police dites « de routine », notamment des affaires de drogue et d'administration de la justice.

Dans son analyse de C-75 en fonction de la Charte, le gouvernement prévoit que certaines mesures de protection suffiront pour protéger la validité des changements.

« Lorsque la protection des droits de l’accusé garantis par la Charte exigerait que le juge assigne le policier pour qu’il soit contreinterrogé, le juge serait en mesure de le faire », peut-on lire. « Le juge serait habilité à refuser d’admettre la preuve sous forme écrite au besoin », et « en exerçant son pouvoir discrétionnaire à cet égard, le juge serait guidé par divers facteurs, dont le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et l’importance de favoriser un procès équitable et efficace ».

 « Sur quelle base vont-ils justifier cela? » se demande Me Paisana. Ottawa aurait probablement à prouver que le contre-interrogatoire d’un policier n’est pas essentiel ou que des problèmes importants découleraient de son obligation de témoigner. « Je n’ai pas encore trouvé d’étude ou quoi que ce soit qui suggère qu’il s’agirait d’un problème », dit-il.

Les avocats de la défense voient généralement d’un bon œil les efforts du gouvernement pour accélérer les procès en matière de justice criminelle dans la foulée de la décision de la Cour suprême dans l'affaire Jordan.

Mais l’opinion qui prévaut est que d’ouvrir la porte à une telle absence de contre-interrogatoire est la mauvaise façon de procéder.

Lorsque la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a été saisie de la question en juin, elle a déclaré que la mesure visait à réduire les retards liés à l’administration de ce type de preuve. Elle a aussi déclaré qu'elle était prête à considérer des amendements