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Aux prises avec le droit à l’oubli

Il est loin d’être certain que l’on pourra un jour se prévaloir de ce droit au Canada.

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iStock

Le gouvernement minoritaire de Justin Trudeau a du pain sur la planche cette année — adopter le nouvel ALENA, modifier la loi sur l’assistance médicale à mourir et éviter une élection hâtive, entre autres.

La mise à jour des règles entourant la protection des renseignements personnels figure aussi vaguement quelque part dans sa liste de choses à faire, dissimulée dans les lettres de mandat qui ont été présentées au ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, Navdeep Bains, et au ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault, à la suite de l’élection de l’automne dernier. Ces lettres leur intiment d’établir « une nouvelle série de droits en ligne », y compris « le droit de retirer, supprimer et effacer des données personnelles de base d’une plateforme ».

Aux yeux de ceux qui travaillent dans le domaine de la protection des renseignements personnels, cela ressemble à un plaidoyer pour l’établissement en droit canadien d’un « droit à l’oubli ». Les lettres de mandat ministérielles sont de nature idéaliste, un peu comme les plateformes électorales. Par ailleurs, le droit à l’oubli est controversé dans certains milieux — certains prétendent que le gouvernement essaie d’aller trop vite.

Le droit à l’oubli est relativement nouveau. En 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a confirmé la décision d’un organisme de règlementation en matière de protection de la vie privée dans laquelle il était ordonné à Google de supprimer des liens existants vers un vieil article au sujet d’un avocat espagnol dont les biens avaient été mis aux enchères pour rembourser ses dettes. La cour est venue à la conclusion que l’article était désormais dépourvu de toute pertinence et que la personne qui en faisait l’objet avait le droit de ne plus y être associée en ligne, ce qu’elle a qualifié de « droit à l’oubli ».

En 2018, le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada a publié un projet de position englobant les deux volets du droit à l’oubli, soit le « déréférencement », par lequel les renseignements personnels inexacts ou non à jour sont retirés des résultats présentés par un moteur de recherche, sans toutefois être supprimés, et l’« effacement à la source », qui consiste à supprimer le contenu même.

La Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE) confère aux Canadiens et aux Canadiennes le droit de « contester l’exactitude et l’intégralité » de leurs renseignements personnels et d’exiger des organisations qui recueillent ces renseignements qu’elles les modifient ou les suppriment s’ils s’avèrent inexacts ou incomplets. La LPRPDE ne s’applique qu’aux activités commerciales; Google soutient que le moteur de recherche n’est pas de nature commerciale, puisqu’il ne coûte rien de l’utiliser — et qu’il ne serait en fait qu’une simple liaison entre ceux qui publient et leur auditoire. Google fait en outre valoir que l’exception prévue à la loi couvre la fonction de recherche pour le journalisme.

Le commissaire a renvoyé la question de la nature commerciale des moteurs de recherche à la Cour fédérale. Nous sommes toujours en attente de cette décision.

C’est donc là où en était la question, jusqu’à ce que soient délivrées les lettres de mandat. Nous avons adressé une demande de précisions au gouvernement pour cet article, mais n’avons eu aucune réponse. Selon Chantal Bernier du cabinet Dentons, qui a agi à titre de Commissaire à la protection de la vie privée par intérim de 2013 à 2014, il y a sans doute une raison pour laquelle le gouvernement Trudeau laisse la formulation des lettres de mandat vague.

« Je rédigeais moi-même des lettres de mandat à l’époque et je considère que le langage utilisé ne reflète rien de plus qu’une simple orientation, affirme-t-elle. Je ne trouve pas ce langage plus ou moins agressif que celui de (l’exemple européen). Je l’interprète comme une façon pour le gouvernement de se laisser une certaine liberté dans l’élaboration de ses politiques. »

L’avocat spécialiste en protection de la vie privée, Timothy M. Banks, est d’avis que le libellé suggère une solution moins stricte que le droit à l’oubli, qui viserait les renseignements personnels qui se trouvent sur les plateformes, mais pas les moteurs de recherche, qui font l’objet du renvoi devant la Cour fédérale.

« À mon avis, le gouvernement affiche sa volonté de ne pas s’en prendre aux services d’analyse de données — il veut simplement que les gens puissent faire supprimer certaines données personnelles. Il s’agit d’une approche qui reconnaît que de nombreuses entreprises dépendent de leur capacité à analyser ces données. »

Selon David Fraser, qui agit à titre de représentant pour Google dans la cause susmentionnée, le gouvernement fédéral devrait attendre la décision de la Cour fédérale avant de préparer un plan visant à mettre en œuvre le droit à l’oubli.

« Personnellement, je ne pense pas que ce soit possible d’avoir une loi qui reconnaît le droit à l’oubli tout en étant compatible avec la Charte des droits », affirme-t-il, en donnant l’exemple du conflit potentiel entre le droit à l’oubli et le droit à la liberté d’expression protégé par la Charte. « En Europe, le droit à la vie privée est un droit constitutionnel à part entière. Ce n’est pas le cas dans la Constitution canadienne, même si la Cour suprême a qualifié nos lois visant la protection de la vie privée de quasi constitutionnelles… Je m’attends à ce que le gouvernement tienne plus de consultations à ce sujet. On pourrait croire qu’on a fait le tour de la question, mais ce serait nettement prématuré. »

Autre élément qui risque de compliquer la situation selon Me Fraser : l’Union européenne s’apprête à examiner les lois canadiennes actuelles en matière de protection des renseignements personnels pour décider si elle continuera d’autoriser le libre-échange de données entre le Canada et l’Europe.

« Je crois qu’il serait sage d’attendre les conclusions de cet examen avant de commencer à rafistoler notre loi. »

Même si le gouvernement Trudeau tenait absolument à adopter une loi sur le droit à l’oubli en situation de gouvernement minoritaire, il a des soucis plus importants que l’issue du renvoi devant la Cour fédérale. Michael Geist, professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit d’internet et du commerce électronique à l’Université d’Ottawa, affirme que l’ouverture européenne au droit à l’oubli a ouvert les vannes à un nombre imposant de demandes de déréférencement.

« Les données de Google montrent qu’il y a eu un nombre considérable de demandes, dont plusieurs ne sont en apparence pas légitimes. Il y a donc une chose qui est certaine par rapport à un éventuel droit à l’oubli au Canada, c’est qu’il sera vivement invoqué, précise-t-il.

Que fera-t-on du nombre important de demandes de déréférencement qui visent des renseignements qui sont par ailleurs exacts et légaux? La question devra évidemment faire l’objet d’un examen par les tribunaux. »

En fait, il est difficile d’imaginer une seule réforme législative qui serait davantage mise à l’épreuve que celle adoptant le droit à l’oubli. Alexis Kerr du cabinet Norton Rose Fulbright se demande comment éviter qu’une telle loi empiète sur les champs de compétence provinciaux.

« Qui a compétence en la matière? se demande-t-elle. Les provinces sont responsables d’établir l’âge de la majorité, par exemple. Le gouvernement va devoir mettre la pédale douce pour éviter d’empiéter sur les compétences provinciales ».

Autre élément qui vient compliquer la situation : « La LPRPDE régit la collecte de renseignements personnels dans le cadre d’activités commerciales, soutient Me Kerr. Il arrive souvent que les revendications du droit à l’oubli ne concernent pas des activités commerciales, mais des parties privées », rappelle-t-elle.  Il faut donc se poser la question s’il y a là uniquement une question de vie privée.  « N’y a-t-il pas aussi la question de l’utilisation inappropriée des renseignements personnels? N’existe-t-il pas de meilleurs moyens d’aborder ces enjeux, comme une plainte relative aux droits de la personne?... Je suis certaine qu’il y aura d’autres consultations publiques et je trouve qu’il devrait y en avoir. Il faut se méfier des conséquences inattendues. »