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Motifs d’appel

Un premier jugement sur la loi 21 ne fait plaisir à personne.

Cour d'appel du Québec

Le 20 avril, le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure du Québec a rendu un jugement sur les droits et libertés qui reflète parfaitement les complexités de notre système constitutionnel. Une façon élégante de dire que pratiquement tout le monde trouve à redire de cette décision.

Le jugement sur la constitutionnalité de la Loi sur la laïcité de l’État, communément appelée loi 21, ne plaît à personne, sauf peut-être les dirigeants et employés actuels et potentiels des commissions scolaires anglophones du Québec qui se sont vu déclarés exempts de l’application de la loi. Le juge Blanchard, dans sa décision de plus de 200 pages, statue que la loi 21 ne peut contrevenir aux droits garantis par l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés qui protège le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité.

Ça, c’est la victoire partielle des opposants, explique le constitutionnaliste de l’Université Laval Patrick Taillon. Parce que l’article 23 est en dehors du périmètre de la clause dérogatoire, soit l’article 33 de la Charte, que le législateur avait invoquée pour protéger la loi 21 de toute déclaration d’invalidité étant donné qu’elle brime, de par sa nature même, la liberté de religion garantie par l’article 2. La clause dérogatoire ne peut s’appliquer qu’aux articles 2, et 7 à 15 de la Charte. C’est aussi la raison pour laquelle la loi ne peut s’appliquer aux élues et élus de l’Assemblée nationale, dont l’indépendance est protégée par l’article 3 de la Charte.

« On est très loin de la question de la neutralité faible ou forte, qui doit s’imposer aux représentants de l’État ou de la liberté des représentants de l’État d’exprimer leurs convictions, sauf que le raisonnement qui est utilisé, c’est qu’il y a un arrêt qui s’appelle Mahe, ça c’était hors Québec et ça disait, le droit d’avoir l’instruction dans la langue de la minorité, c’est aussi le droit d’avoir une certaine autonomie de gestion sur les écoles en question », explique le professeur Taillon, qui par ailleurs a produit une étude comparative sur la laïcité pour le compte du procureur général du Québec. « La Cour dit, avoir des écoles c’est aussi le droit d’avoir du contrôle sur ce qui se passe dans les écoles. »

Le gouvernement du Québec s’est empressé d’annoncer qu’il ferait appel du jugement qu’il qualifie d’illogique, pour faire annuler cette exception. « Actuellement, c’est comme si la laïcité et les valeurs, ça s’appliquait de façon différente aux anglophones qu’aux francophones », a déclaré le premier ministre François Legault, ajoutant sur son compte Twitter que pour lui, « la laïcité et les valeurs communes québécoises n’ont pas de barrière linguistique ».

Pour le professeur Taillon, l’approche du juge Blanchard à cet égard est « assez classique en matière de droits et libertés. Nos juges ne veulent jamais définir jusqu’où ça va, tel ou tel droit, parce que leur approche est très contextuelle. Ils veulent permettre à ces droits de réaliser tout leur potentiel selon les circonstances, » explique-t-il . En ce qui a trait à l’article 23, il soutient que le jugement est cohérent.

Pour les opposants à la loi comme l’avocate Nour El-Sabah Farhat, le jugement contient des motifs d’espérer un revirement en appel.

« Le jugement contient plusieurs conclusions importantes et éloquentes quant à l’amplitude de la suspension des droits et libertés garantis par la Charte dans la Loi sur la laïcité de l’État, » dit-elle, de même que sur le caractère discriminatoire de la loi et des effets de la loi, surtout sur les femmes musulmanes. « Le juge reconnait que "la Loi 21 comporte des effets inhibiteurs importants et qu’elle empiète lourdement sur les droits à la liberté de conscience et de religion." »

El-Sabah Farhat avait soutenu une résolution à l’Assemblée générale annuelle de l’ABC en 2020 visant à condamner toute loi qui s’appuie sur la religion pour refuser aux personnes l’égalité des chances face à l’accès à la profession juridique,

Le constitutionnaliste de l’Université de Sherbrooke, Maxime St-Hilaire, s’est dit soulagé que le juge Blanchard refuse l’invitation qui lui avait été faite de renverser le principe de l’arrêt Ford, concernant l’application de la clause dérogatoire, même si à son avis il aurait pu être plus ferme. « Le principe de l’arrêt Ford sur l’article 33 ne permet qu’un contrôle formel, explique-t-il. Ça ne permet pas de contrôle matériel de fond. On vérifie juste les conditions de forme sont réunies: Est-ce qu’il y a une déclaration, on n’est pas très regardant, la seule affaire qui ne marche pas c’est la dérogation rétroactive, mais sinon on n’est pas bien regardant, ça prend juste une déclaration du législateur ».

Pour le professur St-Hilaire, il ne fait pas de doute que, contrairement à ce que plusieurs experts pensent, L,un des arguments qui ont donné au juge le plus de fil à retordre se situe plutôt dans le partage des compétences.

Dans un article de 2019 pour le ABC National, il avait retracé la séquence de jugements confirmant qu’au Canada les lois de matière religieuse qui sont restrictives des droits relèvent de la compétence exclusive du législateur fédéral. Dans sa décision, le juge Blanchard prend des dizaines de pages à traiter de cet argument. Il ne fait aucun doute que la loi 21 est, de par sa nature véritable, une loi de matière religieuse restrictive des droits. Donc en principe, elle devrait être déclarée ultra vires de la compétence du gouvernement provincial.

Il qualifie la conclusion du juge Blanchard de « tour de passe-passe ». Étant donné l’absence de sanctions criminelles dans la loi 21 pour le port de signes religieux, le jugement en déduit que la loi ne peut relever de la compétence sur le droit criminel, et relève plutôt de la compétence provinciale, la rattachant à diverses compétences provinciales incluant les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province suivant l’article 92(16) de la Loi constitutionnelle de 1867. De l’avis du professeur St-Hilaire, elle devrait plutôt relever de la compétence fédérale résiduelle. « Si une loi est ultra vires d’une province, il faut que ça relève d’une compétence fédérale, » dit-il.

Finalement, certains observateurs, dont la professeure Kerri Froc de l’Université du Nouveau-Brunswick, sont déçus du la décision du juge Blanchard concernant l’atteinte portée par la loi 21 au droit à l’égalité entre les sexes garantie par l’article 28 de la Charte, que le jugement qualifie de disposition interprétative. Une opinion inexacte selon elle. « J’ai bon espoir que cela soit corrigé en appel. »

À suivre, donc.