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La personne ou l’institution?

La distinction s'impose concernant le poste de un lieutenant-gouverneur dans la seule province officiellement bilingue au Canada.

Government House
Photo : obtenue sous licence Creative Commons (CC BY-NC 2.0 - Andrew O'Brien)

La décision est tombée le 14 avril dernier : la lieutenante-gouverneure du Nouveau-Brunswick « doit être bilingue et capable de s’acquitter de toutes les tâches requises par son rôle » pour respecter les exigences de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour du Banc de la Reine de la province a ainsi rabroué la recommandation qu’avait faite le premier ministre Justin Trudeau à la gouverneure générale du Canada de nommer à ce poste Brenda L. Murphy.

Dans un jugement étoffé, la juge en chef Tracey K. DeWar répond ainsi favorablement à la requête de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick d’invalider cette nomination, non sans qualifier une telle affaire « d’exercice judiciaire périlleux ».

Mme Murphy a été recommandée par Trudeau à la gouverneure générale du Canada pour être la 32e lieutenante-gouverneure de la province en septembre 2019, à la suite du décès prématuré de l’honorable Jocelyne Roy-Vienneau, et ce, alors qu’elle était toujours en fonction. Le hic, c’est qu’elle n’était pas bilingue, malgré ses engagements à améliorer ses aptitudes en français. Sa feuille de route était impeccable quant à ses autres faits d’armes et contributions à la société néo-brunswickoise.

Le tribunal devait d’abord se pencher sur sa compétence avant même de procéder à une révision de cette recommandation du premier ministre. S’agit-il d’une question justiciable ou d’un « geste relevant uniquement de l’organe exécutif du gouvernement »? La cour reconnaît elle-même qu’elle marche sur un fil de fer. Bien que l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 ait élargi considérablement le pouvoir de contrôle des tribunaux quant aux actes de l’exécutif, elle doit soupeser la portée de celle-ci quant aux conventions constitutionnelles?

Se pourrait-il que les décisions de l’exécutif prises en vertu de celles-ci soient effectivement à l’abri d’un examen constitutionnel par les tribunaux?

La juge DeWare répondra par la négative à cette question, citant au passage deux classiques de la jurisprudence canadienne depuis l’adoption de la Charte.

Black c. Canada :  [...] si une personne prétend que l’exercice d’une prérogative a violé les droits qui lui sont garantis par la Charte, les tribunaux ont le devoir de statuer sur sa prétention. 

Opération Dismantle : « Comme le juge Le Dain le note, la prérogative royale est un domaine “relevant du Parlement” en ce sens que le Parlement détient la compétence pour légiférer sur des matières relevant de son domaine ».

Une lieutenante-gouverneure est-elle une personne ou une institution?

Le Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue au Canada. L’anglais et le français ont le statut de langues officielles dans la Constitution, ce qui emporte pour la province des obligations spécifiques. Mais qu’en est-il dans un système politique où l’exécutif est une branche à deux têtes? Le premier ministre est le chef d'État politique de la province, alors que la lieutenante-gouverneure en est la chef d'État officielle.

Le premier ministre actuel du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs, est unilingue anglophone. Pourtant, pourrait-on concevoir qu’un tribunal puisse invalider la décision du parlement du Nouveau-Brunswick de lui accorder le rôle de premier ministre? Les procureurs des intimés ont fait valoir que « si l’interprétation présentée par la requérante, selon laquelle le lieutenant-gouverneur est une “institution”, est jugée appropriée, des conclusions similaires pourraient alors être tirées relativement aux premiers ministres fédéraux et provinciaux, aux ministres de la Couronne ou aux cadres supérieures de l’administration publique ».

Le tribunal rejettera cette interprétation. « Contrairement aux députés élus, qui ensemble forment le gouvernement et l’opposition, il n’y a qu’un seul lieutenant-gouverneur, qui est le seul chef d’État de la province », écrit la juge K. DeWare. Elle renvoie au terme institution qui se trouve dans la définition incluse dans la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick. « À l’exception de Sa Majesté la Reine, cette définition ne mentionne aucune autre personne ni aucun autre rôle. Conséquemment, ceci souligne le rôle unique qu’occupe le lieutenant-gouverneur au Nouveau Brunswick. »

La juge poursuit son raisonnement en faisant valoir qu’il « n’y a jamais eu de lieutenant-gouverneur unilingue francophone » dans la province, une notion qu’elle met au cœur de son analyse. Une lieutenante-gouverneure joue un rôle social important dans une province. Elle est appelée à interagir fréquemment avec les citoyens. Un citoyen francophone ne pourra donc s’adresser à elle en français autrement qu’à l’aide d’un interprète. Idem pour le prononcé du discours du trône, où il ne pourra y avoir attention égale aux deux langues officielles.

« Une telle situation peut-elle véritablement être considérée comme représentant l’égalité des communautés linguistiques consacrée dans la Charte? À mon avis, elle ne le peut pas »,  indique la juge. Bien que les obligations de bilinguisme inscrites à la Constitution soient « de nature institutionnelle et non des obligations personnelles », une lieutenante-gouverneure ne peut être remplacée. L’argument qu’une personne ne puisse être assimilée à une « institution » est une « simplification grossière d’une question complexe qui ne tient pas compte du caractère extrêmement unique et constitutionnel du rôle comme tel », conclut-elle.

Et la gouverneure générale du Canada?

Or, le premier ministre Justin Trudeau a procédé en juillet 2021 à la nomination de Mary Simon au poste de gouverneure générale, première autochtone à occuper ce poste, mais néanmoins, une personne unilingue anglophone dans le rôle de chef d'État du Canada. Le Commissaire aux langues officielles du Canada Raymond Théberge a reçu quelque 1300 plaintes relativement à cette nomination. Il a conclu que celle-ci ne violait pas la Loi sur les langues officielles.

Cette récente décision de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick pourrait-elle changer la donne?