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Des relents de Roncarelli c. Duplessis?

Un groupe chrétien poursuit Québec à la suite de l’annulation de son événement. Celui-ci irait à l’encontre des principes fondamentaux du Québec, selon le gouvernement Legault.

Roncarelli et Duplessis
L'affaire Roncarelli c. Duplessis dura de 1946 à 1959 et opposa Maurice Duplessis, premier ministre et procureur général du Québec, à Frank Roncarelli, restaurateur et Témoin de Jéhovah.

Quel pouvoir un gouvernement canadien a-t-il sur ses infrastructures et leur utilisation par des groupes de la société civile? La question est maintenant posée à la Cour supérieure du Québec dans une cause où les allégations d’arbitraire envers le gouvernement dominent. En juin dernier, la ministre du Tourisme du gouvernement du Québec Caroline Proulx a ordonné l’annulation de l’événement d’un organisme chrétien en raison des positions antiavortement de ses dirigeants. Harvest Ministries International avait loué le Palais des congrès à Québec pour y accueillir au cours de plusieurs jours plusieurs centaines de personnes.

« C’est contre les principes fondamentaux du Québec. […] Ce type d’événement n’aura pas lieu chez nous », déclarera la ministre en mêlée de presse. 

Suivra l’intervention de Martine Biron, ministre de la Condition féminine. « On est un gouvernement résolument pro-choix. Je remercie Caroline pour sa vigilance et sa promptitude à agir […]. Ça n’empêchera pas l’organisation de se trouver un endroit privé s’il le souhaite. Oui, la liberté d’expression, j’en suis, mais au gouvernement, on a des principes et on a décidé d’être conséquent », plaide-t-elle. 

La réponse de l’organisme ne tardera pas. Une mise en demeure est envoyée au gouvernement pour tenter de faire respecter le contrat conclu. Mille deux cents personnes étaient attendues à Québec entre le 23 juin et le 2 juillet derniers. Avec tout ce que cela comprend de logistique et d’organisation. L’événement n’aura jamais lieu. 

« Vous avez accolé l’étiquette “anti-avortement” à un événement qui n’avait rien de tel. Aucune prise de parole, représentation, projection ou thématique soi-disant “anti-avortement” n’était au programme. Vos affirmations publiques et la résiliation du Contrat rappellent étrangement les faits de l’affaire Roncarelli v. Duplessis », lit-on dans la mise en demeure, où on estime à 450 000 $ le préjudice matériel subi par l’organisation. 

La référence à la célèbre cause Roncarelli c. Duplessis n’est pas anodine. L’arrêt de 1959 mettait en scène le premier ministre du Québec Maurice Duplessis et Frank Roncarelli, un restaurateur de la rue Crescent à Montréal. Celui-ci faisait partie de la communauté des Témoins de Jéhovah, un groupe particulièrement ciblé par le gouvernement de l’époque en raison de ses croyances religieuses. 

Frank Roncarelli avait pris l’habitude de payer les cautions de ses camarades arrêtés en raison de leurs croyances. Dans les années 40, ceux-ci étaient régulièrement accusés de distribution de textes sans permis, dans un contexte législatif de censure gouvernementale. Roncarelli acquittera la caution de 390 de ceux-ci. 

Mécontent, le premier ministre et, à l’époque, procureur général de la province du Québec Maurice Duplessis, cherchait un moyen de nuire à Roncarelli. Il interviendra personnellement auprès du gérant de la Commission des liqueurs pour que celui-ci fasse perdre son permis au restaurateur Roncarelli. Ce sera chose faite en 1946. 

Dans l’arrêt rendu par la Cour suprême, le tribunal sanctionne la décision de l’administration. « La décision de refuser ou d’annuler un tel privilège relève du “pouvoir discrétionnaire” de la Commission, mais cela signifie que cette décision doit être fondée sur une mise en balance des considérations pertinentes pour l’objet de l’administration », peut-on lire dans l’arrêt-fleuve. 

Autrement dit, malgré le pouvoir discrétionnaire inscrit dans la loi dont elle disposait, la Commission des liqueurs devait agir selon des critères propres à son objet. Ce pouvoir n’est pas sans limites. 

En 2023, le gouvernement du Québec a-t-il agi dans le cadre du respect des droits fondamentaux de l’organisme Harvest Ministries en résiliant son bail dûment signé? « La présente action en justice ne concerne pas le bien-fondé des opinions de Harvest au sujet de l’avortement, mais plutôt les droits fondamentaux de Harvest, de ses membres et de ses fidèles, de vivre leur foi, de s’exprimer politiquement et de se réunir pacifiquement sans entraves étatiques », soutient l’avocat Olivier Séguin dans sa demande introductive d’instance présentée en Cour supérieure. 

« Au-delà de l’atteinte aux droits de notre cliente, il y a hypothétiquement une directive officieuse qui a été donnée. La ministre a dit qu’elle avait appelé ses organismes pour leur dire que dorénavant, il n’y aurait plus d’événements tenus contre les principes fondamentaux du Québec », explique Me Séguin en entrevue. 

Le constitutionnaliste Frédéric Bérard ne manque pas de mots pour décrire ce qu’il voit comme une violation claire de la liberté d’expression de Harvest Ministries. « On nage dans l’arbitraire le plus parfait évidemment. Ce qui est proscrit par le droit constitutionnel canadien et québécois », s’insurge l’avocat.

 « Les principes fondamentaux du Québec, c’est quoi ça? La ministre elle-même ne serait pas capable de le dire », poursuit-il.

À partir du moment où la violation d’un droit protégé par les chartes canadienne et québécoise est constatée, il faut évaluer si un objectif réel et urgent justifie cette atteinte. Le fameux test de Oakes. 

Pour Me Bérard, le gouvernement est loin du compte en l’espèce. « Parce que l’objectif réel et urgent ici, c’est quoi? C’est d’empêcher un discours anti-avortement. Mais sur quelle base? », questionne-t-il. 

La propagande haineuse, dirigée vers un groupe identifiable, pourrait être invoquée, mais en vain selon lui. « S’il s’agissait d’organiser des manifestations devant des cliniques d’avortement, là ça serait peut-être autre chose », poursuit Me Bérard. D’ailleurs, une telle législation est en place au Québec depuis 2016, par laquelle il est interdit de manifester à moins de 50 mètres d’une clinique d’avortement. 

« Si ces gens-là avaient dit “Les femmes qui se font avorter, il faut les frapper avec des bâtons de baseball”, là ça rentrerait dans le spectre de l’art. 319 du Code criminel sur la propagande haineuse. Il y aurait une exception pour ça. Mais tant qu’il n’y a pas de propagande haineuse, de discours violent ou de suggestion de violence, on oublie ça », tranche Me Bérard. 

La liberté d’expression, « c’est protéger les discours qui nous déplaisent », conclut-il.