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La Charte comme rempart de l’oubli

Ils sont nombreux dans les rues à devoir la préservation de leurs droits aux tribunaux. à des organismes d’intérêt public et leurs avocats bénévoles.

Homelessness

En janvier dernier, à Waterloo en Ontario, la Cour supérieure de l’Ontario a empêché le démantèlement d’un campement de personnes en situation d’itinérance, comme ABC National en a traité à l’époque.

En avril à Montréal, c’est la Cour supérieure du Québec qui a aussi empêché le ministère des Transports d’expulser des citoyens d’un camp érigé sous l’autoroute Ville-Marie, un camp qu’ils occupaient depuis de nombreuses années. Oui, des travaux devaient être faits, mais pas au prix de priver ces personnes du minimum de sécurité que représentait pour elles ce campement. En l’absence de plans alternatifs du gouvernement du Québec pour relocaliser décemment ces personnes, c’est le maintien du campement qui doit primer.

Enfin, à Gatineau et Saint-Jérôme, deux juges de la Cour supérieure ont ordonné cet hiver la libération immédiate de deux citoyens illégalement emprisonnés pour non-paiement d’amendes municipales. À Gatineau, des centaines de mandats d’emprisonnement étaient émis deux fois par année, sans la présence des défendeurs, et en contravention du Code de procédure pénale modifié en 2020.

Tous les demandeurs dans ces dossiers ont obtenu gain de cause. Les tribunaux de droit commun se sont manifestement positionnés comme remparts de l’oubli des droits des citoyens concernés. Les organismes d’intérêt public étaient aux premières loges.

L’avocat Donald Tremblay est directeur de la Clinique juridique itinérante à Montréal. C’est l’organisme qui a sonné l’alarme quant à l’expulsion des personnes installées sous l’autoroute Ville-Marie. Pour lui, la Charte « est vraiment le dernier rempart pour protéger les droits des personnes ultra-marginalisées. »

« Si [la clinique] n’avait pas entrepris des démarches d’injonction pour retarder l’expulsion, ils auraient été expulsés. La preuve a démontré que de novembre au mois de mars, le gouvernement n’a rien fait pour essayer de mettre en logement ces personnes-là », explique Me Tremblay.

L’organisme, qui compte de multiples bénévoles, assiste en général les personnes en situation d’itinérance quant à des enjeux juridiques de tous ordres. Or, quand Me Tremblay apprend le démantèlement prochain du campement, il active ses contacts pour contester cette décision devant la Cour supérieure. Des procédures complexes, à rédiger en urgence, pour affronter le procureur général du Québec. Un travail colossal.

« Le premier défi avec cette clientèle, ce sont les défis de leur vie personnelles. Des problématiques non seulement de logement, mais aussi de consommation et de santé mentale », explique Me Tremblay.

Obtenir les déclarations sous serment pouvait devenir un casse-tête. « Tu ne peux pas faire ça sous l’autoroute! Il faut aller dans un lieu où tu as accès à des ordinateurs. Déjà, l’accès à la justice, ce n’est pas facile, donc imagine que vous avez une population vraiment marginalisée, qui ne suit pas le même beat que monsieur madame Tout-le-Monde. Ça devient encore plus complexe, » ajoute l’avocat.

À ces défis s’ajoutent les notions juridiques pointues inhérentes à ce genre de cause. Le tout, à plaider dans l’urgence. Par un heureux concours de circonstances, le cabinet Osler, à Montréal, lève la main. Me Éric Préfontaine pilotera le recours.

Si ce dernier salue la célérité avec laquelle la Cour supérieure a accepté d’entendre le recours, il souligne du même souffle les enjeux d’accès à la justice pour protéger les droits des personnes en cause.

« N’eût été la décision d’un grand cabinet de prendre une force de travail et de la combiner avec les efforts qui ont été mis par la Clinique juridique itinérante pour pouvoir s'opposer au ministère des Transports puis au gouvernement du Québec, évidemment qu'on ne serait jamais arrivés à ce résultat », plaide Me Éric Préfontaine, associé du cabinet Osler qui a piloté le recours.

Au total, ce sont près de 610 heures de travail sur deux mois, par quatre avocats de la firme, qui permettront de monter le volumineux dossier à présenter devant la juge Chantal Masse. Le travail abattu par la Clinique juridique itinérante était tout aussi colossal. L’expulsion des personnes vivant sous l’autoroute sera ainsi reportée au 15 juin. La décision concernant l’injonction permanente, qui demande un sursis jusqu’au 15 juillet, est actuellement en délibéré.

Il demeure que ces recours, même couronnés de succès, témoignent de carences quant au rôle du gouvernement pour protéger ces citoyens, selon Me Marie-Ève Sylvestre, doyenne de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Un grand nombre de ses recherches portent sur la relation trouble entre le système de justice et l’itinérance.

D’abord, sur l’accès à la justice. « Il y a très peu de ressources de mise en œuvre [des droits de ces gens-là]. Les gens ne sont pas au courant, et ne sont pas non plus dans les conditions de défendre leurs droits, si ce n’est que par l’œuvre des cliniques juridiques », souligne Me Sylvestre.

Elle souligne surtout la réticence des gouvernements à créer des droits positifs pour la population itinérante. Pour elle, saisir aux tribunaux n’est qu’une solution de dernier recours.

« On aimerait mieux défendre le logement. On aimerait mieux formuler ça sur la forme de droits socioéconomiques, c'est-à-dire le droit à un logement, le droit à un revenu décent. […] Des obligations positives pour l’État, autrement dit », ajoute l’avocate.

Pour elle, la mobilisation des milieux communautaire et universitaire, en plus de l’intérêt des médias pour ces questions, sont des éléments « inspirants ».

« C’est toujours une question d’effectivité des droits », conclut-elle.

Car si ces droits ne sont pas portés devant les tribunaux, le rempart de la Charte n’est que bien peu efficace face à l’oubli.