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L’écologisation des droits de la personne

Une décision de la plus haute instance judiciaire européenne en matière de droits de la personne a statué que les individus ont le droit d’être protégés contre les changements climatiques par l’action gouvernementale. Les impacts de cette décision se feront sentir dans le monde entier.

A marble in the forest

Bien qu’une décision de la plus haute instance judiciaire européenne en matière de droits de la personne selon laquelle les humains ont le droit d’être protégés des catastrophes climatiques ait été rendue de l’autre côté de l’océan, les observateurs affirment que ses effets se feront sentir de ce côté-ci de l’Atlantique.

Dans une décision historique rendue plus tôt ce mois-ci, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a donné raison à un groupe de femmes suisses qui alléguaient que leur gouvernement « avait manqué à ses obligations » d’établir et de mettre en œuvre des objectifs climatiques cohérents pour répondre à la nécessité d’éviter les catastrophes naturelles liées aux changements climatiques.

La Cour a estimé qu’il s’agissait d’une violation des droits des femmes tels qu’énoncés dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), qui garantit aux personnes « une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie ».

Les demanderesses faisaient partie d’un groupe appelé KlimaSeniorinnen (femmes aînées pour la protection du climat). En tant que femmes plus âgées, elles ont déclaré à la Cour qu’elles étaient particulièrement vulnérables à la chaleur extrême, de plus en plus courante en raison des changements climatiques.

Bien que la Cour n’ait pas statué sur les mesures que la Suisse doit prendre dans son arrêt de plus de 250 pages, elle a clairement indiqué que le pouvoir discrétionnaire du gouvernement n’est pas illimité, établissant des normes minimales dont les États « doivent tenir compte », y compris des budgets carbone et des objectifs qui respectent la science et la transparence dans les rapports sur les progrès.

« Cette décision affirme clairement que la crise climatique est une crise des droits de la personne », déclare Fraser Thomson, avocat chez Ecojustice.

« Et ce n’est que grâce à l’action du gouvernement que nous pouvons préserver un avenir vivant. »

Même si les données scientifiques sont claires depuis un certain temps, Me Thomson explique que la décision de la CEDH « est emblématique d’un nombre croissant de juges qui reconnaissent la menace existentielle des changements climatiques », estimant qu’elle viole les droits constitutionnels et exigeant des gouvernements qu’ils agissent en conséquence.

Cet arrêt fait écho à des conclusions similaires émanant de tribunaux aux Pays-Bas, en Allemagne et en Belgique, de même qu’une décision historique de la Cour suprême de l’Inde au début du mois ayant conclu que les individus ont le droit fondamental de ne pas subir les effets néfastes du changement climatique.

Ces décisions démontrent que les instruments relatifs aux droits de la personne élaborés pour faire face aux plus graves menaces du 20e siècle sont à la hauteur de la tâche de répondre aux plus urgentes menaces aux droits de la personne du 21e siècle, a déclaré Thomson. Les tribunaux y trouvent un droit à la protection contre les effets climatiques néfastes ou un bouclier que les citoyens peuvent utiliser pour empêcher leurs gouvernements d’alimenter la crise.

L’arrêt de la CEDH marque la première fois qu’une cour transnationale des droits de la personne défend le droit à la protection du climat. La décision est contraignante pour les 46 pays signataires de la Convention européenne des droits de l’homme.

Les observateurs affirment néanmoins que sa portée s’étendra bien au-delà de cela.

« Cette décision historique continuera d’inspirer les citoyens et citoyennes du monde entier, y compris le Canada, à s’exprimer pour demander des comptes à leurs gouvernements devant les tribunaux », a noté Me Thomson.

Bien que les tribunaux canadiens n’aient pas encore conclu à une violation des droits garantis par la Charte dans une affaire climatique, ils ont reconnu que l’action climatique du gouvernement, ou son omission d’agir, met en danger les droits de la personne.

Dans ses renvois de 2021 sur la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, la Cour suprême a déclaré que les changements climatiques constituent « un défi existentiel » et « une menace de la plus haute importance pour le pays, et, de fait, pour le monde entier ».

Dans l’affaire Mathur et. al., sept jeunes, soutenus par Ecojustice et Stockwoods LLP, ont poursuivi le gouvernement de l’Ontario en justice pour sa décision d’affaiblir considérablement l’objectif climatique de la province pour 2030. Le groupe a fait valoir que cela entraînerait une propagation des maladies et des décès, ce qui constitue une violation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, protégé par la Charte.

Bien que l’affaire ait été rejetée en avril 2023, la juge Marie-Andrée Vermette de la Cour supérieure de l’Ontario a déclaré que le gouvernement provincial risquait la santé et la vie des gens en fixant un objectif dangereusement bas et non scientifique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, faisant ainsi appel aux droits garantis par la Charte.

Bien que l’affaire ait été jugée justiciable, elle a été rejetée pour d’autres motifs juridiques. L’affaire a été entendue par la Cour d’appel de l’Ontario en janvier.

Me Thomson, qui fait partie de l’équipe juridique de Mathur, note que dans le passé, les tribunaux canadiens, y compris la Cour suprême, se sont tournés vers les tribunaux européens pour évaluer la manière dont notre système juridique devrait répondre à la crise climatique.

« Nous ne sommes pas aussi avancés que les tribunaux européens, mais certains tribunaux ont reconnu la gravité de cette crise », dit-il.

Ils pourraient bientôt aller plus loin.

En décembre, la porte a été ouverte à une contestation de la Charte sur les changements climatiques au titre de l’article 7. La Cour fédérale a rejeté La Rose v. Canada, une affaire intentée par 15 enfants et jeunes contre le gouvernement fédéral, ainsi qu’une deuxième affaire climatique, Misdzi Yikh, au motif que les réclamations n’étaient pas justiciables. La Cour d’appel fédérale n’a toutefois pas partagé cette décision, a conclu que les réclamations fondées sur l’article 7 étaient justiciables et a accueilli l’appel conjoint des appelants.

« Les effets actuels et potentiels du changement climatique sont répandus et graves; ils incluent la perte de terres et de cultures, l’insécurité alimentaire, les blessures et les décès… », a déclaré la Cour dans sa décision.

« Si cela ne constitue pas des circonstances exceptionnelles [justifiant une réclamation en vertu de l’article 7], il est difficile de concevoir que de telles circonstances ne puissent jamais exister. »

L’année dernière, 16 jeunes ont poursuivi avec succès le gouvernement du Montana pour violation de « leur droit à un environnement propre et sain » en vertu de la constitution de l’État en raison de sa promotion de l’utilisation des combustibles fossiles et de son incapacité à prendre en compte la manière dont les projets contribuent aux changements climatiques.

Il s’agit du premier litige climatique américain à aboutir à un procès et de la première décision judiciaire liant directement le changement climatique aux droits constitutionnels.

« Je pense que si je devais aller en justice au nom d’un gouvernement et affirmer que les politiques et les lois sur le changement climatique ne sont pas justiciables, je me serais senti beaucoup plus à l’aise de le faire il y a deux ans », observe Benjamin Ralston, professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université de la Saskatchewan.

Mais maintenant que les tribunaux américains et la CEDH ont changé d’avis sur les types de réclamations qui peuvent être déposées, et qu’il y a eu un changement de principe de la part de la Cour d’appel fédérale et de la Cour supérieure de l’Ontario, il dit que « certains des arguments (de justiciabilité) qui constituaient auparavant de grandes barrières tombent un à un ».

« Les tribunaux du monde entier estiment que le changement climatique est justiciable et pertinent pour la protection de divers droits. »

La Cour internationale de Justice, le Tribunal international du droit de la mer et la Cour interaméricaine des droits de l’homme ont également des affaires climatiques similaires en cours.

Bien qu’il s’agisse d’opinions non contraignantes, M. Ralston affirme que les décisions prises au sein du système de droit international développent davantage le raisonnement et la jurisprudence.

Avec autant d’affaires tranchées et en cours, différents éléments s’immisceront sans aucun doute dans les litiges canadiens.

« Nous avons été prévenus, il n’y a pas moyen de revenir en arrière », dit M. Ralston.

« La réalité demeure que le climat change et la loi va devoir suivre cette évolution. Il s’agit avant tout de savoir à quoi cela ressemblera exactement dans le contexte canadien. »