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L’échange de données personnelles sur un « terrain glissant »

Conclusion sans consultations externes d’un nouvel accord donnant aux agents des services frontaliers des États-Unis accès aux renseignements des résidents permanents canadiens, selon des critiques

Frontière canado-américaine
iStock/Stadtratte

Avec le retour au pouvoir du président Donald Trump, les experts juridiques disent qu’un nouvel accord permettant l’échange des données personnelles des résidents permanents à la frontière entre le Canada et les États-Unis soulève de graves questions.

L’accord a été signé en juillet et est entré en vigueur ce mois-ci, mais son existence n’a été rendue publique qu’à la mi-janvier à l’occasion d’une séance d’information à l’intention des médias tenue par le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (IRCC), Marc Miller.

L’accord a mis à jour un pacte de 2012 appelé Par-delà la frontière : Plan d’action, qui permettait l’échange automatique des données personnelles de non-résidents qui demandaient un visa. En octobre, la modification a été déposé au Parlement pour ajouter les résidents permanents à la liste.

Selon cette modification, leurs données seront échangées s’ils se déplacent d’un pays à l’autre – un développement qui réduira la fraude et améliorera la sécurité à la frontière, selon IRCC.

Toutefois, des juristes sont de l’avis que cette modification aurait dû faire l’objet d’un examen plus approfondi, notamment de consultations externes.

« Rien n’est plus essentiel à notre programme d’immigration que son intégrité et sa sécurité globales », soutient Mario Bellissimo, avocat principal chez Bellissimo Law Group et ancien président de la Section du droit de l’immigration de l’Association du Barreau canadien.

« Ce qui m’a frappé c’est qu’ils ont pensé qu’ils pouvaient aller de l’avant sans devoir tenir de consultations ou de débats ou demander des commentaires ».

Selon lui, en plus de l’absence de consultations externes, l’accord a été conclu sans que soient tenues des évaluations des facteurs relatifs à la vie privée et des évaluations d’incidence algorithmique, malgré son effet possible sur des millions de personnes.

« Je crois qu’en 2025 nous pouvons et devons faire mieux en ce qui concerne la mise en œuvre de ces technologies et processus juridiques. De toute évidence, ces pratiques ne respectent pas les normes internationales ».

Sans ces évaluations, il est difficile de dire avec précision quelles données biométriques et biographiques seront recueillies. Selon un site Web du gouvernement fédéral portant sur l’accord, ces données comprennent des éléments comme la date de naissance, le statut d’immigrant et une image faciale. Toutefois, selon Me Bellissimo, des mots comme « biographiques » et « biométriques » sont suffisamment généraux pour permettre diverses interprétations, en particulier en raison de l’avancement de la technologie.

Molly Reynolds, la responsable des pratiques relatives à la protection de la vie privée chez Torys LLP, rappelle que l’ambiguïté était également présente dans les versions passées d’accords d’échange de renseignements à la frontière.

« Il est souvent difficile de savoir ce que signifient des mots comme “biographiques” et “biométriques” parce que les sources de ces données changent avec le temps et qu’elles ne sont pas nécessairement transparentes pour le public », selon elle.

Par exemple, dans le passé, des Canadiens ont été surpris de se voir refuser l’entrée aux États-Unis en raison d’un problème de santé mentale après l’échange de renseignements sur le casier judiciaire.

En réponse à une question d’ABC National sur les types de données qui seront accessibles en vertu de cet accord, Isabelle Dubois, porte-parole d’IRCC, a répondu dans une déclaration que « le gouvernement du Canada peut maintenant envoyer une requête aux États-Unis en utilisant les renseignements biographiques ou biométriques de résidents permanents des États-Unis qui présentent une demande d’immigration au Canada » et vice versa. Elle a transmis une liste de renseignements que les pays peuvent fournir.

Cela dit, bien que ce nouvel accord augmente le nombre de personnes qui sont assujetties à l’échange de données personnelles, l’échange obligatoire de données n’est pas nouveau, selon Me Reynolds. Dans le cadre de l’accord de sécurité Par-delà la frontière, le Canada et les États-Unis ont commencé à échanger en 2019 des données biographiques, des documents de voyage et d’autres renseignements des citoyens canadiens et américains qui franchissaient la frontière.

« Je ne crois pas qu’il s’agit d’une augmentation complètement inhabituelle ou d’autre chose qu’une augmentation graduelle, semblable à ce que nous avons vu jusqu’à maintenant ».

D’autres ont tiré la sonnette d’alarme. En 2019, Len Saunders, un juriste spécialisé en droit de l’immigration de Blaine, Washington, a soulevé des préoccupations au sujet de l’augmentation.

« Maintenant, encore plus de données sont échangées », dit-il. « C’est comme je l’ai dit il y a six ans – c’est un terrain glissant ».

Me Bellissimo pense que ce nouvel accord peut entraîner de nouveaux risques, puisque les progrès technologiques en IA et dans d’autres domaines feront en sorte que plus de renseignements seront accessibles. Les termes généraux de l’accord permettent la collecte et l’échange de ces données de façons qui peuvent contrevenir à des droits fondamentaux.

« Il n’y a aucune limite à ce qui sera échangé ou recueilli », selon lui.

« La crainte ultime est que des personnes se trouveront emprisonnées dans l’univers numérique, où […] elles ont été cataloguées ou sont coincées. Les efforts pour tenter de redéfinir ces personnes du point de vue technologique pourront devenir insurmontables ».

Mme Dubois, d’IRCC, insiste pour dire que l’« échange de renseignements sur l’immigration est entrepris conformément aux lois sur l’immigration et la protection des renseignements personnels de chaque pays. Pour le Canada et les États-Unis en particulier, l’accord contient des dispositions strictes sur la protection de la vie privée, ainsi que l’utilisation et la conservation des renseignements des demandeurs ».

Selon Me Reynolds, la préoccupation au sujet de cet accord concerne moins des données précises qu’il permet de recueillir que la façon dont il a été adopté. Il faut consulter le public et effectuer une surveillance réglementaire.

« Il existe beaucoup d’incertitude sur les données exactes échangées et la façon dont les États-Unis les utilisent. Les gens veulent savoir que les organismes canadiens procèdent aux échanges dans les règles de l’art et qu’ils respectent les intérêts de toutes les parties », dit-elle.

Sans cette transparence, l’adoption de nouvelles mesures à la frontière dans le contexte de conversations tendues sur la sécurité à la frontière peut susciter des craintes sur la question de savoir si les droits de la personne et la vie privée sont pris en compte.

Bien que Me Bellissimo affirme que la question de savoir si l’accord sert les intérêts d’une nouvelle administration américaine obsédée par la sécurité à la frontière est spéculative, le moment de l’adoption de cet accord l’amène à réfléchir. Il est entré en vigueur en même temps que d’autres mesures de sécurité accrue, comme la patrouille de la frontière par des drones et des hélicoptères Black Hawk, et il peut être considéré comme utile alors que les responsables canadiens se préparent à avoir des discussions difficiles avec leurs homologues américains.

Me Saunders, qui a la double citoyenneté canadienne et américaine et travaille principalement avec des clients canadiens, croit que cette situation peut prendre la forme d’un enjeu de souveraineté, tout particulièrement en raison de la rhétorique du président américain.

« L’échange d’autant de renseignements atténue la distinction entre le Canada et les ÉtatsUnis », selon lui.

« Quand cela s’arrêtera-t-il? Qu’arrivera-t-il ensuite? »