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L’avocat canadien d’Edward Snowden

Dans un mandat entouré de mystère, Robert Tibbo a joué un rôle important dans la sortie d’Edward Snowden de Hong Kong.

Robert Tibbo barrister-at-law
Robert Tibbo barrister-at-law, Hong Kong Photo: Pierre-Louis Mongeau

« On s’y sent certainement plus tranquille! », remarque-t-il d’emblée. Habitant Hong Kong depuis déjà plusieurs années, Me Robert Tibbo sent toujours le besoin de revenir en Nouvelle-Écosse — d’où National l’a joint — pour ses vacances estivales, comme il l’a fait encore une fois cette année. Ce retour à la maison constitue toujours un moment important permettant à celui-ci de se ressourcer en s’éloignant de la folie de la dense métropole côtière de Chine.

Cette année plus que toute autre, d’ailleurs. Car un événement imprévu allait le forcer à repousser son congé annuel. Et tout allait découler d’un jeune analyste, alors âgé de 29 ans, qui en mai dernier s’envolait en direction de Hong Kong. Son rendez-vous dans le district de Kowloon avec un reporter du journal britannique The Guardian allait mener à des révélations sur les services de renseignement américains qui ébranleraient la planète. Cette fois donc, la folie routinière de Me Tibbo devait exploser en un tourbillon politique et judiciaire qui l’entraina dans un des dossiers les plus médiatisés sur Terre. « Nous devions rentrer plus tôt, mais cela n’était finalement pas pour se produire », explique-t-il le plus naturellement du monde.

L’histoire est enrobée de mystère, nature du mandat oblige. L’a­vocat et plaideur canadien ne peut divulguer les circonstances dans lesquelles il fut appelé à agir pour le compte d’Edward Snowden à Hong Kong. Ni élaborer sur sa relation avec Snowden ou les divers contacts qu’il a eus avec son client. Ni les raisons pour lesquelles celui-ci fut contacté par celui-ci avec le mandat. Et le tout pour des raisons qu’il ne peut réellement étaler publiquement.

Surréaliste? « Certainement, convient Me Tibbo. Mais le plus surréaliste fut d’abord et avant tout la présence et la spéculation des médias. Il y en avait tellement. Et beaucoup de ce qui fut abordé contenait beaucoup d’opinions et faisait référence à certains éléments qui étaient soit faux, incorrects, soit pris hors contexte. » Celui-ci cache difficilement sa frustration devant une telle spéculation médiatique, qui continue par ailleurs à suivre Snowden.

« Les médias sont très puissants », soupire Me Tibbo. Mais celui-ci affirme du même souffle qu’il n’est pas dans une position lui permettant de préciser les erreurs des journalistes, ni la réaction de son client à ces reportages. Dès qu’on s’approche de l’épineux dossier Snowden, il se replie sur la nature de son mandat et de son devoir de confidentialité. « À titre d’avocat au dossier, mes préoccupations étaient ailleurs », se limite-t-il à dire. Le souci des intérêts de son client est primordial. Dans un dossier comme celui-ci, cette réserve est d’autant plus palpable.

 

Un parcours hors du commun

Cela dit, et bien qu’il s’agisse d’un chapitre hors du commun de sa carrière, Me Tibbo est déjà un initié des parcours non traditionnels, à commencer par le sien.

Diplômé de l’Université McGill en génie chimique, en 1988, Ro­bert Tibbo s’est vite découvert une passion pour l’Asie. « Montréal était très eurocentrique, alors que je voyais le Japon et la Corée du Sud émerger en tant que réelle puissance économique. Après quel­ques mois, j’ai réalisé le potentiel du marché asiatique. Cette région du monde allait devenir très importante et je souhaitais en faire partie. »

Me Tibbo s’envole donc pour Melbourne pour quelques années, et ensuite pour la ville de Tianjin, en Chine, afin d’y apprendre le mandarin au début des années 1990. Son périple asiatique l’emmènera travailler dans diverses régions de la Chine pendant cette décennie, ainsi qu’en Thaïlande et à Hong Kong. « J’œuvrais surtout dans l’industrie chimique et de l’énergie, particulièrement en vérification dans les secteurs agroalimentaires, explique-t-il. Pendant cette période, au Yunnan, j’ai vu plusieurs gens de la ville être relocalisés de force pour travailler dans les campagnes. Je crois que c’est à ce moment que j’ai réellement commencé à être sensibilisé à la situation des réfugiés. »

En 1999, Tibbo se lance dans des études en droit à l’Université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, où il s’intéresse particulièrement aux sphères du droit administratif et constitutionnel. Il suit notamment des cours offerts par des professeurs réputés en ces matières, dont Grant Huscroft, aujourd’hui à l’Université Western Ontario, ainsi que Mike Taggart, décédé en 2009. Peu après l’obtention de son diplôme, en 2001, celui-ci s’installe à Hong Kong pour suivre les cours de formation professionnelle obligatoires afin d’accéder au Barreau de cette juridiction. Il obtient son permis d’exercice à Hong Kong en 2005, puis lance sa pratique la même année, à titre de barrister. Son étude, Eastern Chambers, est fondée en 2006.

« Hong Kong est l’une des rares juridictions en Asie où la règle de droit est généralement respectée, bien que pas toujours, explique l’avocat quant à son choix de marché. C’est aussi l’un des endroits où la question des droits de la personne se trouve souvent au milieu d’importants débats. »

Le tout est particulièrement vrai pour la question des réfugiés, ajoute-t-il. Si Hong Kong fut historiquement un lieu de refuge pour des millions de Chinois après la Seconde Guerre mondiale, la ville maintenant devenue une région administrative spéciale de Chine a un passé récent plutôt hostile vis-à-vis des réfugiés. Ses premiers dossiers les concernant regroupaient surtout des cas de clients ayant été torturés au Sri Lanka ou encore au Pakistan, en Indonésie, aux Philippines et en Afrique de l’Ouest.

« En 20 ans, Hong Kong a émergé en tant que l’une des villes les plus prospères au monde, explique-t-il. Et il y a aujourd’hui des préjugés très forts contre les demandeurs d’asile. »

C’est en travaillant au quotidien avec cette clientèle que Me Tibbo a développé une expertise dans la gestion de dossiers délicats, avec des clients dans des situations troubles, souvent démunis, et exigeant à l’occasion des évaluations psychologiques. Dans certains cas, diverses formes de torture ou d’abus sexuels peuvent leur avoir été infligées dans leurs pays d’origine. C’est notamment en raison de cette sensibilité accrue envers les difficultés de cette clientèle que Me Tibbo est aujourd’hui un administrateur du groupe Vison First, organisation à but non lucratif à Hong Kong offrant de l’aide humanitaire et juridique pour la défense des intérêts des chercheurs d’asile à Hong Kong.

« Ces individus sont si vulnérables qu’il est possible qu’ils soient mal compris, explique Me Tibbo. Il est crucial que les avocats soient dévoués à leurs pratiques, et qu’ils soient ouverts et aptes à gagner la confiance de leurs clients. Cela requiert beaucoup de temps et de patience », résume-t-il. N

 

Q&R avec Robert Tibbo

National : Comment avez-vous été approché pour défendre Snowden?

Robert Tibbo : Je ne suis pas autorisé à discuter cet élément.

N : Pourquoi avez-vous pris le mandat?

RT : Si les sollicitors ont la discrétion de refuser un mandat, il n’en va pas de même pour les barristers, qui ne peuvent le refuser qu’en de très rares circonstances qui ne s’appliquaient pas ici. La règle anglaise du « cab-rank » s’applique. L’une des exceptions pouvait aussi être liée à la capacité du client à payer les honoraires, mais dans ce cas j’ai réalisé le mandat pro bono.

N : La couverture médiatique vous a-t-elle affecté dans la réalisation du mandat?

RT : Cela n’a pas été un facteur pour moi. J’ai travaillé et traité mon client de la même façon qu’avec mes autres mandats. Il n’a pas été traité différemment.

N : Mais la pression devait être palpable?

RT : Évidemment, lorsque vous avez un dossier très suivi, il y a une sensibilité accrue. Le travail fut intense, comme ce serait le cas pour n’importe quel professionnel dans une situation semblable. Il y avait beaucoup d’adrénaline. Mais dans une telle si­tuation, il faut mettre les émotions de côté et voir à ce qu’on fait en tant que professionnel.

N : Cet épisode dans votre carrière a-t-il changé votre façon d’aborder vos dossiers?

RT : Je crois que cet épisode m’a encore davantage sensibilisé au sort des chercheurs d’asile à Hong Kong, et cela est une bonne chose. Pour ce qui est du reste, ma vision, ma stratégie, le traitement de mes dossiers demeureront les mêmes. Cela vaut aussi pour ma carrière. Je ne cherche pas les coups d’éclat, je suis plutôt low profile. Je travaille beaucoup au bureau, puis je retourne à la maison.

N : Diriez-vous que vous êtes sympathiques à la cause de Snowden?

RT : Tout ce que je peux dire, c’est que la concentration des pouvoirs réunis au pouvoir exécutif, tant aux États-Unis qu’au Canada, est préoccupante si celle-ci n’est pas sujette à un équilibre et à la supervision des tribunaux. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande travaillent très étroitement en matière d’échange d’informations et de renseignement. On les appelle souvent les Five Eyes (les « cinq yeux »). Il est préoccupant de voir que ces gouvernements peuvent mener des activités d’espionnage aussi vastes. Ceux-ci ont rehaussé des pouvoirs exécutifs et mis sur pied des services de renseignement de sorte qu’il y ait peu de redditions de comptes et de transparence. Il semble que des activités soient illégales, notamment que les agences de renseignement du Canada et des États-Unis aient agi au-delà de leurs mandats. Je suis étonné du manque de transparence à cet égard. C’est extrêmement préoccupant.

N : Pourquoi œuvrez-vous principalement à la défense des réfugiés?

RT : Ce sont des dossiers qui nous affectent tous. Plusieurs impliquent des conventions internationales. Ce sont des causes importantes, qui affectent plusieurs gens se trouvant dans des situations similaires ici à Hong Kong.

Lorsqu’on grandit en tant que Canadien dans une société multiculturelle, on réalise qu’une société a besoin de gens de partout sur la planète. Certains sont des immigrants, et certains sont des réfugiés. On apprend à la faculté de droit que les personnes les plus vulnérables de notre société sont celles qu’il faut défendre et protéger. Et je suis très intéressé par ces causes.