Passer au contenu

Faire régner la loi dans un internet fragmenté

Quelles lois s’appliquent sur le marché mondial de l’internet?

.

Depuis que le monde est en ligne, les défenseurs de la liberté d’expression craignent que les gouvernements commencent à réglementer l’internet, et que les tribunaux nationaux statuent au-delà de leur champ de compétence.

Les premiers signes de ce phénomène sont apparus dans des dossiers de libelle diffamatoire. Des compagnies médiatiques ont été particulièrement effrayées en 2002 après qu’une cour australienne ait permis à un homme d’affaires de Melbourne de poursuivre la compagnie new-yorkaise Dow Jones & Co. pour diffamation en ligne. Les détracteurs du jugement à l’époque l’ont qualifié de tragédie pour la liberté d’expression, et mis en garde contre la perdition d’internet et sa fragmentation. Avant longtemps, les compagnies médiatiques se sont ajustées et l’internet a continué sur sa lancée pour devenir le forum mondial que l’on connaît.

Malgré tout, l’inquiétude à l’égard de la fragmentation juridique de l’internet continue à faire surface, avec les tribunaux nationaux qui ciblent des compagnies telles que Google et Facebook.

En 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a provoqué beaucoup d’émoi lorsqu’elle a forcé Google à se plier aux lois de l’UE en matière de vie privée et de retirer les renseignements personnels d’un Espagnol de ses résultats de recherche. Ce faisant, la CJUE a reconnu un « droit à l’oubli » à la portée extraterritoriale – une hérésie pour les partisans d’un internet libre de toute contrainte. Au moment d’écrire ces lignes, le chien de garde français de la protection des données personnelles attendait pour sa part une réponse du Conseil d’État pour savoir s’il peut ordonner à Google de retirer ces renseignements de tous ses résultats de recherche, et non seulement en UE.
Puis, en mai 2017, le Règlement général sur la protection des données de l’UE doit entrer en vigueur, établissant un nouveau seuil pour le commerce international de données à caractère personnel.

Chez nous, la Cour suprême du Canada doit entendre ce mois-ci un appel à l’égard d’une autre ordonnance émise contre Google. Le géant de l’internet a été impliqué comme tierce partie lorsqu’une entreprise manufacturière de Colombie-Britannique, Equustek Solutions, a intenté un recours contre un ancien distributeur qui utilisait des secrets commerciaux pour produire et commercialiser à son compte des produits d’Equustek. Google, qui n’a pas de place d’affaire dans la province, s’est néanmoins fait ordonner de cesser de diriger les internautes vers les sites web de la compagnie. La Cour d’appel de la C.-B. a confirmé la décision.

La Cour suprême entend aussi l’appel d’une autre décision émanant de la Colombie-Britannique, Douez c. Facebook, où on en est arrivé à une conclusion différente : que les conditions générales du réseau social ont préséance sur les règles de la province en matière de droit à la vie privée.

Pour les partisans de la liberté d’expression, les ordonnances prononcées contre Google établissent un précédent malheureux pour les entreprises commerciales qui, sans raison valable, souhaiteraient effacer des évaluations de consommateurs, ou des gouvernements autoritaires qui voudraient museler la dissension politique.

Ils citent comme argument le fait que Facebook, maintenant la source la plus importante de nouvelles en Amérique du Nord, va déjà trop loin en régissant ce qui est jugé comme étant des conduites acceptables. Au cours de la dernière année, la plateforme s’est fait accuser de réprimer les opinions conservatrices, et ridiculiser pour censurer, grâce à son algorithme, l’image iconique de la jeune fille fuyant une attaque au napalm durant la guerre du Vietnam, parce qu’elle violait ses règles sur la nudité.

Ces préoccupations sont valides, mais elles omettent un fait important : celui que les points de vue sur la liberté d’expression et la vie privée trouvent racine dans les différences culturelles. Celles-ci peuvent être importantes, même chez les plus proches alliés. La liberté d’expression au Canada est loin d’être aussi absolue qu’aux Etats-Unis ou même en Grande-Bretagne.

Fondamentalement, des dossiers comme Equustek et Douez renvoient à la question d’encadrer ou non des illégalités sur ce marché mondial qu’est internet, avec des lois locales parfois conflictuelles. Trouver un moyen de rendre ces normes compatible sera toujours une entreprise un peu désordonnée, comme peuvent l’être les négociations de traités internationaux. Mais c’est un raisonnement drôlement raccourci que de dire que les cours locales pourraient miner l’État de droit en faisant respecter des lois extraterritoriales puisqu’elles montreraient aux autocrates comment déjouer les règles de gouvernance de l’internet.

La Global Commission on Internet Governance réclame une nouvelle feuille de route internationale pour promouvoir un internet unique, ouvert et sécuritaire pour tous. Elle souhaite également que les gouvernements négocient des ententes de partage des données qui les empêcheraient de contourner les lois nationales de leurs partenaires. Peut-être qu’avec le temps, et avec un peu de persuasion, de pressions et d’échanges, les règles internationales convergeront graduellement vers un code de conduite plus uniforme sur le web.

Dans l’attente, il est important de reconnaître que le monde est toujours divisé en tribus, chacune gouvernée par ses propres règles de droit. Avec 196 gouvernements nationaux qui représentent quelque 7,4 milliards de citoyens, nous sommes plus susceptibles de voir la réglementation évoluer par des solutions concurrentes – certaines imposées par les législateurs, d’autres par les tribunaux locaux – qui cherchent à exercer leur influence sur la manière dont nous utilisons une plateforme mondiale.