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Actualiser la norme de contrôle : est-ce possible?

La table est mise pour les audiences de la Cour en décembre, qui auront une influence profonde sur l’administration de la justice au Canada.

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En décembre, la Cour suprême du Canada entendra trois appels portant sur une question délicate : où la Cour doit-elle tracer la ligne quand vient le temps de réviser ou d’infirmer les décisions d’organismes et d’individus chargés par le gouvernement d’appliquer la loi?

En soi, les faits des trois dossiers sont déjà assez intrigants. L’un porte sur une décision du gouvernement de retirer la citoyenneté au fils d’espions russes qui est né au Canada. Les deux autres visent des décisions du CRTC en 2016 d’interdire la substitution simultanée, c’est-à-dire la télédiffusion de programmation américaine (dans ce cas-ci, le Super Bowl) en remplaçant les publicités par des publicités canadiennes.

De l’espionnage et du football – une combinaison inhabituelle qui risque fort d’attirer l’attention des médias. Mais ce n’est pas nécessairement la raison pour laquelle les juristes seront à l’écoute.

Le droit administratif est à la fois discret et omniprésent. Il « affecte nos vies plus que tout autre domaine du droit. Vous ne pouvez pas passer une semaine sans être affecté par une décision administrative quelconque – que ce soit un hôpital, une école, un régulateur ou le gouvernement lui-même », dit Lorne Sossin, professeur de droit administratif et constitutionnel à Osgoode Hall. « Peu de gens se retrouveront un jour dans le box des accusés; mais nous faisons tous des demandes pour obtenir un permis de conduire ou un passeport… »

Lorsque le CRTC accorde une licence de diffusion, ou qu’un organe municipal établit combien de taxes foncières une entreprise doit payer, c’est le droit administratif en action – les décisions parfois ennuyantes qui peuplent le gros de l’appareil juridique canadien. Dans une rare déclaration publique, la Cour suprême a indiqué qu’elle souhaite que ces appels servent à examiner la nature et la portée du contrôle judiciaire de l’action administrative.

La dernière formule a été établie en 2008 dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau Brunswick. Les cours ont tendance à réviser la norme de contrôle à chaque 10 ans, environ. Le moment est donc venu – et certains diront qu’il est grand temps de le faire.

Dunsmuir « était censé simplifier la question de comment la cour détermine le bon degré de déférence », note Aaron Dantowitz, associé chez Stockwoods LLP et président de la section de droit administratif de l’Association du Barreau de l’Ontario.

Mais « il y a eu des difficultés dans l’application de Dunsmuir, un certain degré d’imprévisibilité dans la manière dont les décisions ont été rendues », dit-il. « Il est rare même pour la Cour suprême de s’accorder sur la manière d’appliquer [cet] encadrement. »

Dunsmuir a suivi la tendance jurisprudentielle de déférence dans le cadre de contrôles judiciaires, tout en cherchant à atteindre un nouvel équilibre entre cette déférence et la norme de la décision correcte. En vertu de Dunsmuir, la déférence est la position par défaut, en reconnaissance du pouvoir conféré aux organismes ou individus chargés de rendre des décisions au départ.

Pour les tribunaux, la « déférence » à l’égard de décisions de droit administratif implique une évaluation sur la base de la « raisonnabilité » – à savoir si la décision était, selon l’expression utilisée par la cour, « acceptable au regard des faits et du droit ». Si la réponse est non, la cour peut infirmer ou réviser la décision.

La norme de la décision correcte, quant à elle, est censée être utilisée dans les cas où la déférence ne s’applique pas. Donc la cour peut infirmer ou réviser la décision dans la mesure où elle est incorrecte, c’est-à-dire que ce n’est pas celle qu’aurait rendue la cour si elle avait été dans la même position.

Si vous trouvez ces normes un peu floues, vous n’êtes pas les seuls. Les décisions sur les contrôles de droit administratif après Dunsmuir sont allées dans tous les sens, avec plusieurs bancs divisés – des jugements misant sur la norme de décision correcte et d’autres, davantage sur la déférence.

Certains font valoir que les cours ont interprété le test de Dunsmuir comme étant par défaut basé sur une norme de la décision correcte.

« Dans les 10 années qui ont suivi, la déférence a été utilisée par les cours à la foi comme une épée et comme un bouclier », dit David Phillip Jones de la firme de Villars Jones LLP. Il évoque la décision de la Cour suprême en 2016 dans Wilson c. Énergie atomique Canada Ltée comme exemple « de l’approche selon laquelle la norme de la décision correcte est déguisée en norme de la décision raisonnable. Pourquoi passer par tout ce flafla de la déférence, si en fin de compte, vous basez votre décision sur la norme de la décision correcte? »

Dans Wilson c. EACL, la juge Rosalie Abella, qui avait déjà fait valoir que les normes de décisions correcte et raisonnable avaient déjà été amalgamées, a suggéré une solution : se débarrasser de la norme de décision correcte et réduire la formule de Dunsmuir en un simple test du caractère raisonnable. Beaucoup de juristes qui pratiquent le droit administratif sont séduits par l’idée.

« La question est : est-ce que la cour peut élaborer un test clair qui ne fait pas perdre du temps à tout le monde? » demande Guy Régimbald, associé chez Gowlings. Il prédit que la Cour suprême finira par adopter la suggestion de la juge Abella.

« Le problème avec le test actuel est que plutôt que de débattre de la substance du dossier, nous perdons beaucoup de temps et d’argent à débattre de la norme de contrôle », dit-il.

D’autres ne sont pas aussi convaincus. « Si vous dites que la décision raisonnable est la seule norme, alors ça implique que les organes administratifs peuvent faire tout ce qu’ils veulent, tant et aussi longtemps que ça tombe dans la catégorie de ce qui est “raisonnable” », note Me Jones. « Je ne crois pas qu’ils aient ce genre d’autorité illimitée. » 

Dans sa demande d'autorisation d'intervention à la Cour suprême, l’ABC convient que la norme de contrôle de Dunsmuir pourrait être resserrée, et que le glissement jurisprudentiel entre une norme et l’autre « rend difficile pour les avocats de conseillers leurs clients quant aux probabilités de succès ».

L’ABC offre cependant une mise en garde : aucun changement dans le cadre de Dunsmuir ne devrait avoir pour effet de réduire le rôle des cours dans la défense de la règle de droit. « Bien que la règle de droit ait évolué et reconnaisse que le processus décisionnel dans le domaine juridique est une entreprise conjointe… cela ne veut pas dire qu’il y aura toujours un certain nombre de réponses pour chaque question juridique. »

La table est donc mise pour les audiences de la Cour en décembre, qui auront une influence profonde sur l’administration de la justice au Canada pendant encore longtemps. Ou au moins pour les 10 prochaines années.