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À qui appartient l'espace?

Une nouvelle frontière s’ouvre au commerce. Mais la loi est loin d’être claire.

Indra Hornsby
Photography by Brandon Hill

Lorsqu’Elon Musk, magnat canado-américain des technologies, s’est tenu devant une audience du Congrès international d’aéronautique du Mexique en septembre pour présenter son plan ambitieux pour transporter des humains pour coloniser la planète Mars d’ici environ une décennie, les forums de discussions en ligne ont immédiatement fourmillé d’ingénieurs de salon opinant sur la faisabilité du projet.

La minuscule communauté de spécialistes du droit de l’espace, de son côté, s’est concentrée sur une autre question : est-ce que la proposition de Musk serait légale?

La question peut paraître théorique, mais elle l’est de moins en moins. Cinquante ans après que l’Assemblée générale des Nations unies ait adopté le traité de l'espace, des entreprises privées ont commencé à combler le vide laissé par le retrait des gouvernements de leurs activités d’exploration de l’espace depuis la fin de la guerre froide.

« Vous avez devant vous le développement de quelque chose de nouveau : une économie orbitale », souligne Indra Hornsby, une ancienne présidente du panel de droit aérien et spatial à l’ABC et qui est aujourd’hui avocate générale de Spaceflight Industries, une compagnie basée à Seattle qui offre des services de gestion de mission et d’accès à des services de lancement pour des acteurs des secteurs privé et public qui souhaitent expédier du matériel dans l’espace.

« Le traité des Nations unies était une très bonne base, mais il a été conçu à une époque où personne n’imaginait que ce travail soit fait par d’autres que des acteurs gouvernementaux, dit-elle. Personne n’a vu venir l’entreprise privée. Aujourd’hui, la technologie a avancé au point où vous voyez des plans crédibles être présentés et du capital pour les soutenir. Il faut maintenant bâtir une structure légale
pour les soutenir. »

Le droit de l’espace est né avec le lancement de Spoutnik en 1957. Auparavant, le peu de gens qui avaient le moindrement réfléchi au statut juridique de l’espace avaient conclu que ce serait une extension des règles qui s’appliquent à l’espace aérien. Mais puisque le président américain Dwight Eisenhower savait que les États-Unis seraient la prochaine nation en orbite, il ne souhaitait pas établir un précédent gênant en accusant les Russes de violer l’espace aérien américain. Le droit de l’espace est né de calculs géopolitiques.

« Ce qui est intéressant en droit de l’espace, c’est que très peu est basé sur des litiges. C’est généralement basé sur des traités ou sur des contrats », note Patrick H. Floyd, avocat au sein de la firme d’aviation Coulson Group, sur l’île de Vancouver.

Cette dimension « guerre froide » du droit de l’espace s’est enracinée encore davantage lorsque le traité de l’espace est entré en vigueur en 1967. Le traité est la pierre d’assise du droit de l’espace, un compromis délicat négocié entre nations au moment où deux superpuissances nucléaires se livraient une chaude lutte pour le prestige, la sécurité et la suprématie scientifique sur Terre et au-delà de l’atmosphère.

La course vers l’espace

Le principe fondamental du traité est que l’espace et les corps célestes (les planètes, lunes, astéroïdes, comètes) n’appartiennent – et ne peuvent appartenir – à aucune nation. L’article 1 prévoit : « L’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays […] elles sont l’apanage de l’humanité tout entière ». L’article 2 renchérit sur le thème de l’exploitation coloniale : « L’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ». Le traité de l’espace proscrit spécifiquement le fait de placer des armes de destruction massive dans l’espace ou sur les corps célestes. Les astronautes, selon l’article 5, doivent être considérés par les nations comme des « envoyés de l’humanité ».

Le deuxième fondement du droit de l’espace est l'Accord régissant les activités des États sur la Lune et les autres corps célestes, ou traité sur la Lune. Ce document s’attarde aux activités des États sur la surface de la Lune et partage avec le Traité de l’espace l’importance de prévenir les États de proclamer leur souveraineté sur une partie ou la totalité de la Lune.

Politiquement, le traité sur la Lune n’a pas été couronné de succès. Seulement 16 États l’ont ratifié et, au début de 2015, seulement quatre l’ont signé. Les puissances majeures de l’espace – les États-Unis, la Russie et la Chine – n’étaient pas du nombre.

Une poignée de traités plus spécifiques complètent le corpus de ce domaine du droit, mais c’est le traité de l’espace et, dans une moindre mesure, le traité sur la Lune qui ont établi ce que plusieurs experts voient comme l’éthique sous-jacente au droit de l’espace : lorsque vous atteignez la gravité zéro, le capitalisme ne fonctionne plus de la manière conventionnelle.

En d’autres termes, si Elon Musk se rendait sur Mars, ramassait quelques pierres au passage et les revendait à des collectionneurs de retour sur Terre, il violerait sans doute le droit international.

« Ou plutôt, l’État qui lui permettrait de le faire, qui lui donnerait la permission – cela viole le droit international », estime Ram Jakhu, directeur de l’Institut du droit aérien et spatial de l’Université McGill et l’un des experts mondiaux dans le domaine. Le professeur Jakhu est de l’école de pensée plus traditionnelle : il croit que le traité de l’espace a établi que les entreprises privées ne peuvent agir
en toute liberté dans l’espace.

L’espace est un endroit commun, en d’autres termes – et l’expression « l’apanage de l’humanité tout entière » veut bel et bien dire ce qu’elle semble vouloir dire.

« Il y a deux tendances », dit le professeur. « La première soutient que le [capital privé] est simplement la manière dont le monde a toujours fonctionné, la manière dont les technologies se développement et sont exploitées. »

« L’autre point de vue – mon point de vue – est qu’il n’y a aucune raison de répéter les erreurs du passé, la destruction tissée par l’expérience coloniale. Nous n’avons pas à approcher l’espace comme si nous étions encore au 15e siècle. »

L’ultime frontière du capitalisme

Au cours des cinq décennies depuis le traité de l’espace, par contre, le contexte a changé dramatiquement. C’est l’administration Reagan qui a sans doute lancé l’ère des vols commerciaux dans l’espace, avec l’adoption du Commercial Space Launch Act de 1984, qui a délégué au département des Transports la responsabilité des États-Unis en vertu du traité de l’espace de superviser et accorder des permis à des vols commerciaux. Le président George W. Bush a présenté le Commercial Space Launch Amendments Act en 2004, établissant un cadre réglementaire pour des vols commerciaux opérés par des humains et un climat juridique dans lequel la notion de tourisme de l’espace pourrait se développer.

Mais même au moment où le traité sur la Lune était rédigé, les États-Unis et la Russie réduisaient leurs ambitions au niveau de l’exploration spatiale – concentrant leurs efforts vers des opérations plus près de la Terre, telles que la station spatiale internationale – et l’industrie privée des satellites prenait de l’expansion. Cette industrie a accumulé des revenus de plus de 203 milliards en 2014, et fournit maintenant des services de communication qui soutiennent presque tous les aspects de l’économie mondiale.

Pendant ce temps, les avancées technologiques ont bouleversé les calculs de coûts-bénéfices qui sous-tendaient la notion voulant que seules les superpuissances puissent envoyer des humains dans l’espace. SpaceX, la compagnie d’Elon Musk, est devenue la première entreprise privée à voir l’un de ses appareils s’amarrer à la station spatiale internationale en 2012; la compagnie s’est vue accorder un contrat de 1,6 milliard de dollars par la NASA en 2008 pour effectuer du transport de matériel vers la station. Blue Origin, la compagnie du fondateur d’Amazon Jeff Bezos, a franchi un pas important dans le développement de navettes spatiales entièrement réutilisables l’an dernier lorsque sa fusée New Sheppard s’est posée verticalement et avec succès après un vol suborbital. SpaceX a quant à elle de nouveau fait parler d’elle quelques semaines plus tard lorsqu’elle a envoyé une fusée Falcon 9 en pleine orbite – livrant en chemin 11 satellites du secteur privé – avant que le premier étage du lanceur atterrisse en toute sécurité à Cap Carnaveral.

Tous ces efforts du secteur privé ont un objectif en commun : faire baisser le coût des voyages en orbite pour permettre l’éventuelle exploitation commerciale de l’espace. Et les retombées disponibles pour les premiers capitalistes à s’établir dans l’espace commercial sont – potentiellement – stupéfiantes. Les experts de l’industrie ont projeté des chiffres importants pour 2050 : 1,5 milliard de dollars américains pour du tourisme spatial (vols suborbitaux et éventuellement, voyages en orbite vers des hôtels en territoire de gravité zéro); 100 milliards $ pour des satellites solaires qui relayeraient de l’énergie propre vers la terre; 10 milliards $ pour des laboratoires en orbite qui élaboreraient les puces électroniques et biotechnologies de la prochaine génération; 354 milliards pour l’exploitation minière de la Lune; et 10 milliards pour l’exploitation minière de la ceinture d’astéroïdes.

On pourrait qualifier ces projections d’illusoires; après tout, nous venons tout juste de commencer à bâtir des fusées qui peuvent atterrir. Mais les données liées à l’exploitation minière de la Lune et de la ceinture d’astéroïdes permettent de voir à quel point l’économie orbitale pourrait croître de manière exponentielle, au moment même où elle prend son envol.

Prenez la Lune, par exemple. Il s’agit d’une mine orbitale de minéraux et de dépôts chimiques laissés par la formation du système solaire : du minerai de fer, des terres rares, des métaux précieux, de l’hélium 3 qui pourrait un jour alimenter les réacteurs de fusées sans produire de déchets radioactifs et – encore plus important – de la glace d’eau. À l’aide d’un courant, vous pouvez diviser cette glace
en hydrogène et en oxygène – de l’hydrogène pour produire du carburant à fusée et de l’oxygène pour brûler ce carburant et garder les astronautes en vie.

À l’heure actuelle, une fusée Atlas V brûle plus de 27 000 dollars en carburant pour transporter un seul kilogramme de cargo en orbite. Si l’appareil pouvait faire le plein une fois rendu dans l’espace, à partir de matériaux recueillis sur la Lune ou des astéroïdes, les coûts liés à un séjour prolongé pourraient être réduits de manière importante. Les opérations spatiales pourraient alors se rendre plus loin, là où des astéroïdes contenant de vastes dépôts de métaux rares poursuivent leur lente progression autour du soleil.

Tout cela augmente la pression sur les gouvernements pour qu’ils permettent aux firmes privées de se délester des lourdes attaches du droit international pour prendre leur envol – ou à tout le moins s’assurer qu’ils ne sont pas les derniers à le faire.

« Le traité de l’espace est dépassé », tranche Michael Listner, un membre du Barreau du New Hampshire et directeur au sein de Space Law and Policy Solutions, qui offre des conseils à des entreprises en démarrage en matière de droit et de politiques relatives à l’espace. « Mais c’est comme un ours en peluche : certaines personnes ne veulent tout simplement pas le laisser aller. »

« Je ne crois pas que l’industrie verra la couleur des trillions de dollars en investissements dont elle aura besoin, à moins que les investisseurs sachent en avance qu’ils peuvent être propriétaires des ressources, ajoute l’avocat. Alors que les technologies deviennent plus accessibles, les lois devront changer. Sinon, nous atteindrons un stade où les acteurs vont tout simplement ignorer le droit de l’espace. »

Certains estiment que l’on atteint déjà ce stade. En novembre 2015, l’administration américaine du président Barack Obama a adopté le Spurring Private Aerospace Competitiveness and Entrepreneurship Act, mieux connu sous le nom de Space Act. La loi donne la permission explicite aux citoyens américains de « s’engager dans l’exploration et l’exploration commerciale des ressources de l’espace » (en excluant spécifiquement les choses vivantes). La loi stipule – dans ce qui s’apparente à une tentative de Washington de profiter d’une faille dans le traité de l’espace – que par cette loi, « les États-Unis n’affirment pas leur souveraineté sur les corps célestes ».

Le droit de l’espace n’écarte pas totalement les concepts de propriété ou de souveraineté. Tout ce qui est propulsé dans l’espace est considéré comme étant la propriété de la nation ou de l’acteur privé qui a fait le lancement. La station spatiale internationale représente une version miniature du monde, avec ses accords de gouvernance multilatéraux qui accordent un certain degré de souveraineté aux nations dans leurs modules individuels. Mais il y a une grande différence – juridiquement et politiquement – entre des outils et des territoires… même si le territoire en question n’est qu’un morceau de roche à la dérive pas plus long qu’un kilomètre.

« Le droit de l’espace n’est qu’une autre manifestation du principe du plus fort qui l’emporte, typique du Wild West », a écrit Gbenga Oduntan, professeur de l’Université du Kent en droit commercial international.

« Le tout premier article du traité de l’espace, dont les États-Unis sont des signataires, est qu’une telle exploration et utilisation (de ressources célestes) devrait être faite au bénéfice et dans l’intérêt de tous les pays. Cela, dès lors, proscrit la vente de minéraux de l’espace aux fins de profit. »

Tant M. Oduntan que M. Jakhu soulignent le risque d’un régime de propriété favorable à l’entreprise privée, qui mènerait à la destruction d’un aspect primordial du concept de l’espace en tant qu’« apanage de l’humanité tout entière » : la connaissance. Nous commençons à peine à en apprendre davantage sur l’origine des planètes et la vie elle-même en étudiant certains des objets les plus vieux du système solaire. La découverte d’eau sur Mars et de corps plus éloignés offre l’espoir extraordinaire d’un jour trouver de la vie extraterrestre dans notre propre cour arrière – une perspective qui pourrait être perdue pour toujours par une opération minière imprudente ou un acte négligent de contamination.

« Nous avons des règles pour la décontamination de sondes spatiales avant et après les avoir envoyées, afin de comprendre s’il y a même une infime possibilité de rencontrer une forme de vie », dit Ram Jakhu. « Nous n’avons aucun moyen de savoir ce que nous pourrions détruire. »

Réglementer l’espace commun

Malgré tout, l’absence de droit de propriété dans l’espace n’est pas une garantie que le genre d’exploitation débridée qu’appréhendent les deux universitaires ne puisse survenir – comme en témoigne toute lecture rapide de l’histoire nord-américaine. L’exploitation commerciale de l’espace pourrait-elle être réconciliée avec l’éthique traditionnelle de res communis (chose commune) du droit de l’espace, plutôt que celle du res nullius (premier arrivé, premier servi)? Le consensus au sein de la communauté académique semble être que oui – prenant pour acquis que nous sommes prêts à admettre une définition beaucoup plus étroite de « propriété » que celle qui existe sur Terre.

Dans un article publié par le Wisconsin International Law Journal en 2011, l’avocat en droit de l’environnement Davin Widgerow a fait valoir qu’un système de droit de la propriété extraterrestre basé sur des principes de la Common Law américaine pourrait ouvrir la porte au genre de développement commercial et technologique de l’espace que le secteur privé peut offrir, tout en respectant la notion de patrimoine commun.

Puisque l’acquisition jusqu’à la « fin des temps » est hors de question, a écrit Me Widgerow, un organisme sous l’égide des Nations unies pour représenter la propriété par l’humanité dans l’espace pourrait céder des intérêts à des firmes privées aux fins d’exploitation. Un simple modèle de propriété révocable pourrait permettre à un tel organisme d’accorder un intérêt, disons, sur une portion de la surface de la Lune – qui serait transférée de nouveau à ses propriétaires (en l’occurrence, la race humaine, représentée par cet organisme de l’ONU) une fois certaines conditions respectées, ou après un certain délai.
Des droits de propriété pourraient aussi être loués à une compagnie, lui accordant la possession du titre pendant la durée du bail, ou un droit d’exploitation pourrait simplement lui être cédé par voie de permis, ce qui donnerait à l’entreprise le droit d’utiliser les ressources sans être propriétaire de quoi que ce soit.

Un article par Jio George Cherian et Job Abraham de la National University of Advanced Legal Studies à Kerala, en Inde, propose deux principes supplémentaires qui selon eux devraient être respectés pour se conformer au traité de l’espace :

D’abord, le droit d’exploiter des ressources dans l’espace devrait être fondé sur la possession initiale et l’utilisation – pas de réservations permises. En d’autres termes, si la compagnie X atteint un astéroïde avant la compagnie Y, mais Y parvient à établir une opération minière avant X, alors c’est Y qui aurait le droit de l’exploiter.

Ensuite, les droits de propriété dans l’espace ne devraient pas être cumulés. Si la compagnie Y cesse de posséder cet actif, ou arrête de l’exploiter, elle perdrait son droit. Et parce que les droits de propriété ne pourraient être cumulés dans l’espace, ils ne pourraient être vendus non plus.

Le professeur Jakhu estime que ces propositions vont encore trop loin en élargissant le concept de patrimoine commun de l’espace – et que le secteur privé peut y faire des profits sans posséder ou louer quoi que ce soit.

« Vous pourriez établir un régime où le travail de l’exploitation est sous-traité par un organisme international à des compagnies privées, en tant qu’entrepreneurs indépendants », dit-il. « Les compagnies se verraient accorder des profits sur la base de ce qu’ils font… Sont-elles intéressées par des baux ou à faire de l’argent? »

Ce qui inquiète le plus M. Jakhu et d’autres spécialistes est la perspective d’une ruée vers l’espace – créant état sans droit qui serait engendré par le Space Act et les pressions des entreprises privées, et qui pourrait mener à de dangereuses confrontations géopolitiques.

« Je serais inquiet d’une situation chaotique dans l’espace qui pourrait mener à des troubles politiques sur la terre », dit-il.

Patrick H. Floyd, qui est aussi président de la section de l’ABC sur le droit aérien et spatial, évoque la collision entre la Chine et le droit international dans le dossier de la mer de Chine méridionale en tant qu’avant-goût de ce qui pourrait advenir du fragile équilibre spatial. « Les États-Unis, l’Europe, même la Russie – les grands acteurs ont tendance à bien jouer entre eux », dit-il. « Ce sont de nouveaux joueurs comme la Chine qui jouent du coude pour se faire une place à la table. »

« La vérité est que tout prochain développement en droit de l’espace sera une forme de réaction. On sera témoins d’une crise, d’un moment charnière, et la communauté internationale paniquera. Alors ce sera géré au niveau politique – par l’entremise de traités. »