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Protection ou censure?

Les retombées des décisions Google et Facebook de la Cour de justice de l’Union européenne.

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iStock

Pour ceux qui gardent le compte, la décision rendue le mois dernier par un tribunal de l’Union européenne sur la règle du « droit à l’oubli » a laissé Google et ses adversaires plus ou moins dans une impasse.

D’abord, un peu de contexte. En 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a confirmé la décision rendue par une agence de régulation d’ordonner à Google de supprimer tout lien existant par rapport à un article sur une vente aux enchères de biens appartenant à un avocat espagnol. La Cour a conclu que l’histoire n’était plus pertinente et que la personne dont il était question avait le droit de ne plus y être associée sur le web. L'Europe a soudainement fait connaître au monde entier un droit de la personne totalement nouveau : le « droit à l’oubli ».

En 2018, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a publié un projet de position sur le droit à l’oubli. Dans ce document, le commissaire fait état de deux approches clés : le déréférencement – qui supprime les informations personnelles inexactes ou obsolètes des résultats d'un moteur de recherche sans les supprimer – et« l’effacement ou la modification de renseignements à la source ».

Le CPVP a saisi la Cour fédérale sous la forme d'un renvoi en lui demandant de clarifier une question importante dans les arguments juridiques sur le droit à l’oubli – à savoir si la fonction de recherche offerte par des sociétés telles que Google constitue une activité commerciale. Si tel est le cas, la fonction de recherche relève sans doute de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRDE).

La LPRDE donne aux individus le droit de contester l'exactitude et l'exhaustivité des renseignements personnels recueillis à leur sujet et d'exiger que les organisations qui collectent ces informations les modifient ou les suppriment si elles s'avèrent inexactes ou incomplètes. La loi ne s'applique qu'aux transactions commerciales; Google fait valoir que, dans la mesure où elle offre la fonction de recherche gratuitement, elle n’est ni commerciale ni régie par la LPRDE. (Le CPVP demande également à la Cour fédérale si la fonction de recherche relève de l’exemption prévue par la loi pour les entreprises journalistiques, artistiques ou littéraires, comme le prétend Google.)

En juillet dernier, la Cour fédérale avait rejeté l'offre de Google d'élargir la portée du renvoi afin d'inclure une évaluation visant à déterminer si l'introduction du droit à l’oubli au Canada violerait la garantie de la liberté de pensée, de conviction, d'opinion et d'expression en vertu de la Charte des droits. Le juge a statué que Google devançait sa position – qu'il était inutile d'évaluer l'impact de la Charte avant que quiconque ne sache si la LPRDE s'appliquait à la fonction de recherche. « Encore une fois, le CPVP peut crier victoire », a écrit l'avocat canadien en matière de protection de la vie privée Timothy M. Banks dans un article de blogue publié après la décision.

Cela nous mène à la fin du mois dernier et à la décision de la Cour de justice européenne de restreindre dans une large mesure l’application de la règle du droit à l’oubli de l’UE aux activités de moteur de recherche au sein de l’UE elle-même. L’autorité de contrôle française souhaitait appliquer la règle à tous les domaines de Google, y compris les domaines non européens. Me Banks estime que la décision démontre que Google s’est engagé dans une stratégie de lutte contre l'application du droit à l’oubli une tranchée réglementaire à la fois.

« Les défenseurs de la vie privée doivent être déçus par cette victoire de Google, car cela signifie que Google va faire valoir son point de vue de nouveau devant chaque tribunal », a-t-il déclaré. « Ça va être une longue bataille. »

Quelques jours plus tard, cependant, le même tribunal a statué dans une affaire distincte que Facebook pourrait être condamné par des juridictions nationales européennes à supprimer des publications, des photos et des vidéos dans le monde entier si elles étaient jugées diffamatoires ou illégales. La décision sur Facebook, qui est sans appel, ouvre la perspective presque certaine de conflits entre les tribunaux européens et des systèmes juridiques étrangers. Elle met également les entreprises en ligne comme Facebook et Google dans une impasse, en essayant de chevaucher des exigences juridiques contradictoires dans une industrie mondiale.

« Cet arrêt soulève des questions cruciales concernant la liberté d'expression et le rôle que les sociétés Internet devraient jouer dans la surveillance, l'interprétation et la suppression des discours susceptibles d'être illégaux dans un pays donné », a déclaré Facebook dans un communiqué.

Pour résumer, rien de tout cela ne se règlera rapidement. Au Canada, rien ne se passe tant que la Cour fédérale n’a pas rendu sa décision sur le renvoi; aucune décision n'est attendue avant plusieurs mois.

Alexis Kerr, avocate en droit de la vie privée et de la protection des données chez Norton Rose Fulbright, à Vancouver, a suggéré que la décision sur Google donnait au moins « des éclaircissements » au CPVP sur la portée géographique du droit à l’oubli, même si le tribunal « laissait la porte ouverte » au déréférencement à l’échelle internationale.

« Si le droit à l’oubli est établi dans le droit canadien, peut-il être étendu au-delà de nos frontières? La réponse de cette décision de l’UE est : "Probablement pas" », a-t-elle lancé.

Or, bien que la Cour de justice de l’UE ait dit à Google qu’elle n’était pas obligée d’appliquer le droit à l’oubli en dehors des frontières de l’UE, elle a aussi indiqué que l’entreprise doit imposer des mesures pour décourager les Européens d’utiliser des plateformes de recherche non européennes pour rechercher des informations couvertes par le droit à l’oubli. Cela pourrait être plus facile à dire qu'à faire.

« Ça peut se faire en redirigeant les utilisateurs avec des adresses IP européennes vers la page européenne », a déclaré Banks. « Bien sûr, il y a encore des moyens de le contourner. »

Si la Cour fédérale conclut que la fonction de recherche est commerciale et couverte par la LPRDE, le Commissariat à la protection de la vie privée ne pourra pas immédiatement agir au niveau du droit à l’oubli, précise cependant Lorne Randa, avocat en matière de protection de la vie privée basé à Edmonton.

« Les pouvoirs du commissaire sont encore quelque peu limités. Le bureau peut enquêter, mais il doit encore obtenir une ordonnance de la Cour fédérale pour continuer », dit-il.

Il convient de rappeler que le concept de droit à l’oubli demeure controversé dans certains milieux – le fondateur de Wikipédia l’a qualifié de « profondément immoral ». La LPRDE accorde aux personnes un droit de retrait de leurs informations (un individu peut retirer son consentement à tout moment), sous réserve de restrictions juridiques ou contractuelles et moyennant un préavis raisonnable. Cela laisse entrevoir la possibilité d’utiliser la LPRDE comme une sorte d’outil de censure personnalisée. Et il ne faut pas beaucoup d'imagination pour envisager, par exemple, que les politiciens souhaitent l'utiliser pour se débarrasser des aspects peu recommandables de leur passé.

Donc, peu importe ce que la Cour fédérale conclut, cette question se rendra vraisemblable jusqu'en Cour suprême. La liberté d'expression est un droit fondamental de la Charte au Canada, tandis que la vie privée est « intégrée » à l'article 7 de la Charte. Lorsque les droits de l'homme entrent en conflit, les solutions pratiques sont généralement politiques.

« Je pense que le droit d'être oublié devra être explicitement reflété dans une loi », estime Me Randa. « En fin de compte, le Parlement sera obligé de se pencher là-dessus. »