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Une nouvelle norme

Une tâche colossale nous attend pour concilier les besoins des différentes économies nationales dans l’élaboration de nouvelles règles ESG mondiales.

Green downtown image

La COP26, qui avait été qualifiée par un ministre britannique de « dernier et meilleur espoir de la planète » pour éviter un changement climatique catastrophique, a été une énorme déception.

Le document de synthèse issu de la conférence de Glasgow ne propose aucune voie claire pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C. Les pays participants n’ont même pas pu s’entendre sur l’élimination progressive du charbon. Malgré toutes les bonnes intentions des parties, les efforts diplomatiques déployés pour conjurer un changement climatique incontrôlable restent vains.

Mais là où la politique échoue, l’argent pourrait réussir. À Glasgow, les administrateurs de l’International Financial Reporting Standards Foundation (qui définit les normes internationales d’information financière) ont annoncé la création d’un conseil des normes internationales d’information sur la durabilité (International Sustainability Standards Board, ou ISSB).

Le mandat de l’ISSB est de proposer des normes de base mondiales pour la présentation d’informations aux actionnaires en matière de durabilité. Cet ensemble de normes doit remplacer la mosaïque actuelle de régimes volontaires de présentation des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et offrir aux actionnaires une lentille unique pour examiner les efforts de verdissement des entreprises. La candidature du Canada pour accueillir le siège social de l’ISSB n’a pas été retenue – cet honneur a été accordé à Francfort –, mais Montréal abritera tout de même un bureau secondaire.

« Il s’agit d’une avancée très importante », affirme Me Alan Andrews, directeur du programme climat chez Ecojustice et spécialiste du droit de l’environnement. « Ce n’est pas un aspect très excitant de la lutte contre le changement climatique, mais c’est quelque chose que nous devons néanmoins réussir à faire. »

Garder le changement climatique sous contrôle coûtera extrêmement cher. Selon Économique RBC, il en coûtera 2 000 milliards à l’économie canadienne pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Et il ne pourra pas s’agir uniquement de deniers publics : les entreprises devront aussi écologiser leurs intrants et blinder leurs activités contre les conditions météorologiques extrêmes.

Or, il est peu probable que les entreprises fassent ces investissements si les investisseurs eux-mêmes ne les y poussent, et s’ils n’ont plus accès aux capitaux nécessaires pour les financer. « À la COP26, 245 institutions financières se sont engagées à viser la carboneutralité », rapporte Me Sonia Struthers, associée spécialisée en droit des sociétés et des valeurs mobilières chez McCarthy Tétrault à Montréal et cochef du groupe ESG et développement durable du cabinet.

« Pour tenir parole, elles investiront à coup sûr dans les entreprises qui nous aideront à atteindre cet objectif. »

L’ISSB promet de s’attaquer à un facteur de frustration majeur, tant pour les investisseurs que pour les entreprises : l’absence de normes unifiées pour la présentation d’informations aux actionnaires. En l’absence de telles normes, les investisseurs ne peuvent véritablement savoir s’ils obtiennent ce pour quoi ils ont payé, et les entreprises responsables ne peuvent pas s’assurer que leurs rivales n’« écoblanchissent » pas leurs activités pour se donner un avantage concurrentiel.

« En l’absence d’un ensemble de normes cohérentes, il est plus facile pour les entreprises de trier les informations qu’elles veulent bien communiquer », explique Me Jeff Bakker, associé spécialisé en droit des sociétés et des valeurs mobilières chez Blakes à Calgary. « L’uniformité est bonne pour la transparence. »

Tout cela est prometteur, mais il pourrait y avoir des tensions à prévoir. L’ISSB doit s’appuyer sur les travaux déjà réalisés par le Sustainability Accounting Standards Board, le Climate Disclosure Standards Board et le Groupe de travail sur la divulgation de l’information financière relative aux changements climatiques. Élaborer des normes mondiales signifie concilier les besoins d’économies nationales et de climats politiques très différents.

L’économie canadienne, par exemple, dépend fortement du secteur de l’extraction, ce qui n’est pas le cas de l’Europe. Cette différence transparaît déjà dans la façon dont les entreprises présentent les informations ESG. Selon un rapport publié en septembre par Millani, cabinet-conseil en présentation d’informations ESG basé à Montréal, 71 % des sociétés canadiennes figurant à l’indice composé S&P/TSX avaient publié un rapport consacré aux facteurs ESG au 31 août 2021, contre 58 % douze mois plus tôt.

Parmi les rapports ESG de 2020 examinés par Millani, 45 % citaient les émissions de « niveau 3 » (émissions indirectes ne résultant pas de l’achat d’électricité, de chauffage ou de vapeur), contre 36 % des rapports de 2019 – une amélioration substantielle.

Mais un nouvel ensemble de mesures proposé en octobre par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) pour la présentation des informations liées au climat pourrait exempter les entreprises de présenter les informations de niveau 2 et 3 dans certaines circonstances. (Le niveau 2 désigne les émissions indirectes provenant de l’achat d’électricité, de chauffage et de vapeur.)

Les règlements de l’ACVM n’obligeraient pas non plus les entreprises à déclarer leurs analyses de scénarios – des évaluations de la façon dont leur modèle d’affaires se comporterait selon différents scénarios climatiques.

« Ces analyses sont très difficiles à faire parce qu’elles supposent des prévisions à très long terme, explique Me Bakker. Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières ont déclaré que les entreprises canadiennes n’étaient pas tenues de se prêter à ce type d’exercice. Mais de nombreuses entreprises européennes le font déjà. Si l’ISSB devait adopter cette exigence, elle pourrait devenir sujet de débat entre Montréal et Francfort. »

« Le fait demeure que les règles ne seront pas entièrement fixées en Europe », souligne Milla Craig, fondatrice et chef de la direction de Millani. « Les industries à fortes émissions jouent un rôle majeur dans l’économie canadienne. Siéger à la table signifie pour ces industries – qui doivent faire la transition vers une économie à faibles émissions de carbone – qu’elles pourront être entendues. Le modèle européen tend vers l’abandon complet des énergies fossiles, et ce, le plus rapidement possible. »

Pour ceux qui croient qu’il faut faciliter la transition du secteur de l’énergie à une économie à faibles émissions de carbone, avoir un bureau de l’ISSB à Montréal signifie pouvoir influer sur l’élaboration des règles ESG mondiales.

Pour Me Andrews, c’est une raison de se réjouir que le Canada ait perdu le siège social de l’organisme au profit de l’Allemagne.

« Il est probablement trop tôt pour dire à quel point Montréal sera influente par rapport à Francfort ou Londres, estime-t-il. La grande préoccupation a toujours été que Montréal serve de porte d’entrée à l’industrie pétrolière et gazière pour influencer l’élaboration des normes internationales.

« Nous devons régler tout un tas de choses pour parvenir à la carboneutralité. Les analyses de scénarios en font partie. Le bureau de Montréal sera-t-il isolé des lobbyistes? Je ne sais pas. Par contre, le fait que le Québec se soit joint à la Beyond Oil and Gas Alliance est d’un bon augure. »