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Une victoire imparfaite

La victoire de la bande de Beaver Lake est un rappel qu’il faudra une solution plus permanente au problème d’asymétrie des moyens entre les Premières Nations et les autres ordres de gouvernement dans le règlement des revendications.

Treaty 6 Territory, Alberta

Il y a près de 20 ans, la Cour suprême du Canada établissait un critère en trois parties pour déterminer si une partie à une affaire a droit à une provision pour frais. Dernièrement, ce critère a été éprouvé et il s’avère qu’il laisse à désirer…

La bande de Beaver Lake, une petite Première Nation signataire du traité 6 située dans le nord-est de l’Alberta, a déposé une revendication contre les gouvernements de l’Alberta et du Canada en 2008 pour dommages causés à des terres ancestrales par le développement des ressources. Elle débourse 300 000 $ en frais juridiques chaque année en raison de cette revendication, ce qui représente un total de 3 000 000 $ depuis le début de la procédure. Convaincue de ne pas avoir les moyens de porter le dossier jusqu’au procès (prévu en 2024), elle a demandé une provision pour frais de 5 000 000 $.

La juge chargée du dossier a donné raison à la bande de Beaver Lake – dans une certaine mesure – et ordonné aux gouvernements fédéral et provincial de verser chacun 300 000 $ par année, soit le montant de la contribution de la Première Nation. Les deux gouvernements ont interjeté appel. La Cour d’appel de l’Alberta a annulé la décision en invoquant de nouveaux éléments de preuve indiquant que la bande disposait de millions de dollars pouvant servir au financement de la procédure.

À la mi-mars, la Cour suprême a décidé à l’unanimité d’accueillir l’appel de la bande de Beaver Lake et renvoyé le dossier de provision pour frais à la Cour du Banc de la Reine. Ce faisant, elle a élargi la portée du « critère Okanagan » qu’appliquaient les tribunaux pour se prononcer sur les provisions pour frais depuis l’arrêt Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan en 2003.

« La Cour d’appel a adopté une méthode très restrictive parce qu’elle se reposait sur une jurisprudence peu claire », relate Me Avnish Nanda, avocat d’Edmonton qui représentait l’Alberta Prison Justice Society, intervenante dans l’appel de la bande de Beaver Lake.

Le critère Okanagan pose trois conditions préalables à l’octroi d’une provision pour frais : la partie qui demande la provision doit « véritablement » ne pas avoir les moyens de payer les frais occasionnés par la procédure; la demande doit valoir prima facie d’être instruite; et la partie qui demande doit soulever des questions qui « dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées ».

La revendication de la bande de Beaver Lake remplissait les deux dernières conditions sans problème. Cependant, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu qu’elle achoppait à la première – celle de l’impécuniosité – parce qu’elle avait choisi d’utiliser les fonds dont elle disposait à d’autres fins que le financement de la procédure.

La Cour d’appel a écrit : [TRADUCTION] « Le simple fait d’avoir des besoins en infrastructures ou des besoins sociaux légitimes et raisonnables n’est pas suffisant. Un critère aussi peu exigeant ne serait pas compatible avec la position exprimée dans l’arrêt Bande indienne d’Okanagan : l’ordonnance d’une provision pour frais doit être une mesure d’exception et non une généralité. »

En renvoyant le dossier Beaver Lake à la Cour du Banc de la Reine, la CSC n’abandonnait pas le principe voulant que les provisions pour frais soient [TRADUCTION] « une mesure d’exception et non une généralité ». Elle a toutefois conclu que les tribunaux devaient connaître beaucoup plus que le solde bancaire du requérant avant de se prononcer.

La CSC a tranché en ces termes : « Compte tenu des contraintes qu’impose la séparation des pouvoirs à la fonction judiciaire, du caractère extraordinaire du redressement et de l’importance de rendre des comptes pour l’utilisation de fonds publics qu’il suppose, l’analyse du tribunal doit s’appuyer fortement sur la preuve. »

Elle a ajouté de nouvelles exigences au critère en trois parties d’Okanagan : le tribunal doit comprendre les « besoins pressants » du requérant et ce qu’il en coûterait pour y répondre ainsi que les ressources dont dispose le requérant, et doit avoir une bonne idée de ce que coûtera la procédure du début à la fin.

« Ce n’est pas un triomphe sur toute la ligne, mais ça reste une grosse victoire. À présent, enfin, nous avons une formule clairement définie pour établir l’impécuniosité », se réjouit Me Karey Brooks, juriste de JFK Law à Vancouver qui représente la bande de Beaver Lake.

Dans son mémoire à la CSC, la bande de Beaver Lake a souligné [TRADUCTION] « la preuve irréfutable » de problèmes profonds d’ordre social et économique dans sa communauté : taux de chômage extrêmement élevé, pauvreté endémique, carence des services en santé et en éducation, et logements publics vétustes, pour n’en nommer que quelques-uns. Me Brooks a dit que ses clients croient avoir d’ores et déjà établi leur impécuniosité.

« Au moins le tribunal a accordé des frais, qui pourront servir à recueillir l’information à présenter à la Cour du Banc de la Reine », poursuit-elle.

Ce n’est pas pour rien que la CSC a parlé des « contraintes qu’impose la séparation des pouvoirs à la fonction judiciaire ». Le critère Okanagan étendu s’applique à toutes les parties qui demandent une provision pour frais. « Il faut en tout cas que la procédure soit de longue haleine, car ces questions demandent beaucoup de temps », dit Me Nanda.

Toutefois, ce dossier est d’une importance toute particulière pour les Premières Nations, qui n’ont pas le pouvoir d’imposer et se retrouvent souvent dans une bataille judiciaire à sens unique les opposant aux gouvernements fédéral et provinciaux, qui eux ont les reins solides.

Pour cette raison, la revendication d’une provision pour frais est un moyen bancal de s’attaquer au problème de l’asymétrie des pouvoirs entre les Premières Nations et les autres ordres de gouvernement, estime Me Senwung Luk, de la société torontoise OTK. Il a représenté les Chiefs of Ontario, un autre intervenant à l’appel.

« La Constitution partage les pouvoirs d’imposer des charges fiscales et des redevances entre les gouvernements fédéral et provinciaux, mais les Premières Nations sont exclues de ce partage », explique-t-il. On demande à ces parties (les Premières Nations) d’aller en cour prouver qu’elles manquent d’argent, quand un problème de fond dans la Constitution même les empêche de réunir de l’argent par elles-mêmes.

« C’est une iniquité systémique inscrite dans la loi. Le critère Okanagan est bon, car il permet au moins à ces communautés de s’appuyer sur un argument, mais il devrait y avoir un autre moyen. »

Me Luk mentionne des solutions, comme le modèle de tribunaux néo-zélandais pour l’interprétation des traités entre la Couronne et les Aborigènes, ou une révision constitutionnelle qui libérerait un espace d’imposition fiscale pour les Premières Nations. Ce seraient des décisions politiques, bien entendu. Mais il en va de même de la décision prise par les gouvernements fédéraux successifs de s’en remettre surtout aux tribunaux pour les questions de droits et de souveraineté autochtones, dit-il.

« Nous nous en remettons à des juges généralistes pour une grande partie de ce travail. Nous avons une cour pour les questions fiscales, mais n’avons toujours pas de procédure spécifique pour l’examen des solutions systémiques (en droit autochtone) », poursuit-il, avant de conclure :

« Si nous continuons de laisser aux tribunaux le soin de traiter ces questions, ce qui donne l’impression que le processus judiciaire est en lui-même inéquitable, nous avons un problème