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À qui devrait-on confier le pouvoir de juger les soldats?

Un argument en faveur de l’abolition de la compétence des tribunaux militaires en matière criminelle.

Shoulder of Canadian soldier

Dans son rapport sur les inconduites sexuelles dans les forces armées, déposé en mai dernier, l’ancienne juge de la Cour suprême Louise Arbour recommande que toutes les enquêtes relatives à des agressions sexuelles dans les forces armées soient transférées au système de justice civile. 

« Le traitement des infractions à caractère sexuel par les tribunaux militaires ces 20 dernières années n’a pratiquement rien fait pour améliorer l’efficacité, la discipline et le moral. Au contraire, cela n’a fait que l’éroder », a-t-elle affirmé aux journalistes.

« Par conséquent, je ne vois aucun motif pour que les Forces armées canadiennes conservent leur compétence en matière d’agressions sexuelles, compétence qui devrait être du ressort exclusif des autorités civiles. »

Mais devrions-nous en rester là? Lorsqu’on lui demande si d’autres champs de compétence devraient d’être retirés du système de justice militaire, Michel Drapeau se met à rire.

« De combien de temps disposez-vous? », demande le colonel à la retraite qui enseigne et pratique aujourd’hui le droit militaire.

La plus grande partie de la Loi sur la défense nationale (LDN) est constituée du Code de discipline militaire, le fondement du système de justice militaire des Forces canadiennes. Il énonce toute une gamme d’infractions qui sont du ressort exclusif de l’armée, comme la désobéissance à un ordre légitime, l’absence sans permission et la mutinerie. 

Elle prévoit deux types de tribunaux militaires. Le premier entend les procès sommaires. Il est présidé par un commandant qui dispose du vaste pouvoir d’agir comme juge et de prononcer des peines. Le deuxième est une cour martiale, présidée par un juge seul ou un comité de cinq membres composé d’officiers choisis par les Forces armées. 

Si Michel Drapeau ne voit pas d’inconvénient à ce que l’armée s’occupe des infractions d’ordre disciplinaire et militaire, surtout lorsqu’elle exerce des activités à l’étranger, il estime qu’elle ne devrait pas avoir compétence en matière criminelle.

L’article 130 de la LDN intègre les infractions prévues au Code criminel et prévoit les peines en cas de condamnation, lesquelles sont propres aux militaires et comprennent la réprimande, la rétrogradation, la perte d’ancienneté, l’incarcération dans une caserne disciplinaire et la destitution ignominieuse.

Ce qui préoccupe le plus le colonel Drapeau est l’absence totale d’indépendance des juges et des membres des comités qui jugent les soldats accusés de crimes graves. 

« On s’attend à ce que les juges soient libres et indépendants, dit-il. Mais une personne qui porte l’uniforme et a obtenu un grade militaire est soumise à la discipline militaire et à la chaîne de commandement – c’est le contraire de ce qu’on attend en matière de norme judiciaire. »

La poursuite et la défense relèvent toutes deux du juge‑avocat général (JAG), qui est aussi un officier militaire soumis au même code de conduite et à la même chaîne de commandement. Leur expérience a été acquise dans le domaine du droit militaire.

« Ils n’ont ni la formation ni l’expérience et l’expertise de nature plus générale qu’acquièrent les juges des cours supérieures et provinciales au fil des ans », indique Michel Drapeau.

Cela crée deux systèmes de justice au Canada, ce qui, selon lui, est injuste pour l’accusé. Et si c’est injuste pour l’accusé, le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est aussi injuste pour la victime. Aux termes du paragraphe 18(3) de la Charte canadienne des droits des victimes, la victime d’une infraction qui fait l’objet d’une enquête ou à laquelle il est donné suite sous le régime de la LDN ne peut se voir accorder les protections conférées par la Charte. Cela signifie que, si un civil se fait agresser par un soldat dans un lieu public, c’est la police militaire qui enquête sur l’affaire et une cour martiale qui l’entend, sans que le civil dispose des mêmes droits que ceux qui lui seraient reconnus par un tribunal civil. 

Le major à la retraite Kashmeel D. McKöena, ancien avocat du JAG qui exerce aujourd’hui en pratique privée, ne voit aucune raison pour que les dirigeants militaires, qui ne sont pas formés pour traiter des affaires criminelles, décident du sort de membres qui, en plus, relèvent d’eux.

« L’intérêt d’avoir un Code criminel est justement que personne ne soit à l’abri et qu’il s’applique à tout le monde, précise-t-il. Or, si l’on exclut certaines formes d’activités criminelles et que l’on laisse les généraux s’en occuper, cela crée une partie du problème. »

Me McKöena indique que ce qui est particulièrement choquant, c’est que la seule personne qui peut poursuivre un général est une personne de rang supérieur à celui de général.

« Un officier subalterne ne peut poursuivre un officier supérieur. C’est la règle. Dès lors, si une personne veut commettre un crime dans l’armée, mieux vaut devenir général. Elle ne pourra pas être poursuivie. »

Me McKöena mentionne l’affaire du général à la retraite Jonathan Vance, qui avait eu des rapports sexuels avec une subalterne alors qu’il était chef d’état-major de la Défense. Il a fait l’objet d’une enquête, mais les Forces armées n’ont pas pu le poursuivre pour cette raison. Il n’a été inculpé que de l’infraction civile d’entrave à la justice, et ce après avoir remis sa démission. 

« Il n’a même pas été poursuivi pour le crime à l’égard duquel il avait été accusé d’avoir fait entrave à la justice, souligne Me McKöena. Non, mais pensez-y un instant. »

Dans leur récent ouvrage intitulé Military Justice in Action: Annotated National Defence Legislation, les coauteurs Michel Drapeau et le juge Gilles Létourneau, qui a travaillé au sein de la Cour d’appel de la cour martiale et de la Cour d’appel fédérale, en appellent à la création d’une division criminelle à la Cour fédérale, pour juger le personnel militaire.

« La Cour se penche déjà sur des dossiers militaires et compte parmi son effectif des juges bien formés et indépendants », mentionne Michel Drapeau.

« À mon avis, il faudrait tout transférer, ou au moins abolir la compétence criminelle dévolue aux tribunaux militaires, car les deux ne font tout simplement pas bon ménage. Les membres des Forces armées qui sont jugés par ces tribunaux n’ont pas droit à la même indépendance, à la même qualité et au même traitement que les autres Canadiens. »

Michel Drapeau explique que, partout dans le monde, la tendance est de transférer la compétence judiciaire des tribunaux militaires aux tribunaux civils.

Après la Seconde Guerre mondiale, la Suède, l’Autriche et le Danemark ont aboli leur système de cour martiale. La République tchèque leur a emboîté le pas en 1993 et en 2012, la France a aboli ses tribunaux militaires en temps de paix. En 2003, la Belgique a supprimé ses juridictions militaires en temps de paix. Les Pays-Bas, l’Allemagne et la Lithuanie ont également aboli leurs tribunaux militaires pour retourner aux tribunaux de droit commun. La Moldavie, le Kirghizistan et l’Ukraine ont aboli leurs tribunaux militaires en 2010, tout comme la Biélorussie, en 2014.

Me Drapeau n’a toutefois pas l’impression que le Canada a l’intention d’en faire autant. 

« On parle si peu de droit militaire dans les milieux universitaires, et encore moins dans les cercles parlementaires », explique-t-il, même en comparaison avec l’Angleterre et les États-Unis, où les élus s’engagent davantage dans la surveillance de l’armée.

Kashmeel D. McKöena ne croit pas non plus que cela arrivera de sitôt. 

« Une institution comme les Forces armées canadiennes ne se démantèlera pas du jour au lendemain, trop d’intervenants dont les intérêts et les besoins sont en jeu ne permettront pas que cela se passe en douceur. »

Mais étant donné les difficultés actuelles avec la rétention et l’atteinte des cibles de recrutement, Michel Drapeau est d’avis que les Forces armées sont confrontées à « une grave crise existentielle ». 

« C’est le temps d’apporter des correctifs. Je ne crois pas que les Forces armées peuvent se permettre qu’un autre juge soit nommé pour faire une autre enquête. »

Une demande d’entrevue avec la contre-amirale Geneviève Bernatchez, la juge-avocate générale, nous a été refusée. Par voie de communiqué, les Forces armées ont affirmé qu’elles allaient « analyser rapidement » la meilleure façon de mettre en œuvre les recommandations formulées par la juge Arbour et mobiliser des intervenants, des survivants, des membres actuels et anciens de l’Équipe de la Défense et plus encore.

« Nous n’accordons pas d’entrevue sur ce sujet pour le moment, car les travaux relatifs à cette tâche très importante ne font que commencer. »