Passer au contenu

Une transition équitable pour qui?

Le défi à relever va bien au-delà du transfert d’emplois vers une économie à faibles émissions de carbone.

Female oil worker

Les plans de transition équitable du Canada vers une économie à faibles émissions de carbone et la façon dont ces plans mettent en péril des moyens de subsistance, en particulier dans le secteur pétrolier et gazier, suscitent beaucoup de rhétorique politique. Pendant ce temps, les gens qui travaillent dans le paysage politique affirment qu’il s’agit d’une occasion pour des collectivités de s’éloigner des cycles de surchauffe et de récession du développement des ressources et d’avoir leur mot à dire dans le façonnement de l’économie locale.

Pour d’autres, le fait de fixer son attention uniquement sur les emplois du secteur extractif est une réponse inadéquate à un plus grand lot de défis.

Pour l’instant, cependant, la peur est à l’origine du débat. Vanessa Corkal, conseillère principale en politiques sur la transition énergétique du Canada à l’Institut international du développement durable (IIDD), affirme que l’incertitude règne parmi les travailleurs et les collectivités au sujet de leurs moyens de subsistance et de l’avenir de leurs industries dans la transition carboneutre. L’inflation et le coût de la vie intensifient ces préoccupations.

Il est facile d’accuser le gouvernement fédéral d’engendrer cette incertitude, croit Mme Corkal. Mais il nous faut reconnaître que le monde vit un changement économique sans précédent en vertu de la transition carboneutre.

Une législation de transition équitable conçue et mise en œuvre correctement pourrait permettre aux travailleurs et aux collectivités de tirer parti de l’immense occasion qui s’offre à eux et de participer plus activement au façonnement de leur économie locale.

Sur la scène internationale, de nombreux territoires de compétence ont mis les travailleurs au centre de leur transition carboneutre en s’inspirant des principes directeurs de l’Organisation internationale du Travail. Par exemple, l’OIT reconnaît des accords dont l’objectif est de veiller à ce que les avantages des investissements et du développement économique soient partagés entre les collectivités, les travailleurs et les sociétés locaux.

« Ils s’éloignent donc du type de modèle extractif où les avantages ne restent pas nécessairement dans la région et se rapprochent d’un modèle où les collectivités peuvent réellement se les approprier, explique Mme Corkal. L’énergie décentralisée offre également un grand éventail de possibilités. »

Le Canada n’a pas besoin de réinventer la roue dans ce cas. L’Espagne, l’Afrique du Sud et la Nouvelle-Zélande ont toutes bâti des économies plus inclusives. De plus, une transition équitable peut contribuer à la réconciliation économique si les nations autochtones sont traitées comme des partenaires à part entière, pas seulement comme des intervenants.

À quoi devrait donc ressembler la loi de transition équitable du Canada?

En s’appuyant sur le rapport de 2022 de l’IIDD, Making Good Green Jobs the Law, et en travaillant avec ses conseillers, Matt Hulse, avocat pour Ecojustice, a récemment rédigé une proposition en collaboration avec Équiterre.

Il demande qu’un cadre juridique établissant un plan descendant (top-down) et ascendant (bottom-up) soit mis au point par une nouvelle institution fédérale de transition équitable, un ministre responsable de la transition, ainsi que des partenaires régionaux et sectoriels.

Il s’inspirerait des principes de l’OIT, serait guidé par un organe consultatif indépendant, comprendrait un large éventail d’intervenants concernés et ferait progresser les relations de nation à nation.

L’élément essentiel est que le dialogue social soit ancré dans le processus et que les gouvernements travaillent directement avec les syndicats, les employeurs et les travailleurs pour s’assurer qu’ils participent activement à l’élaboration de leur avenir lors de la mise au point de plans.

Les efforts descendants exigent une stratégie nationale de transition équitable qui énonce la vision, les intentions et les objectifs de la transition au Canada, tout en tenant compte des répercussions au sein de l’industrie et en veillant à ce que des mécanismes soient en place pour protéger les travailleurs.

Les efforts ascendants devraient permettre aux régions et aux secteurs les plus touchés par le passage vers une économie à faibles émissions de carbone de modifier leurs plans en fonction de leurs besoins.

« Par nécessité, cette transition doit être menée par les gens pour les gens, affirme M. Hulse. Les personnes qui sont directement touchées doivent jouer un rôle dans la prise de décisions, dans la planification et dans la mise en œuvre d’initiatives visant à diversifier leur économie locale et à passer à une économie à faibles émissions de carbone. La transition aura une incidence différente selon la région du Canada, prévient-il. Le plan ne peut pas être universel. »

Il ne devrait pas non plus se concentrer uniquement sur les emplois, selon la Dre Alexandra Harrington.

Professeure en droit de l’environnement à la faculté de droit de l’Université de Lancaster, Mme Harrington est l’auteure de l’ouvrage Just Transitions and the Future of Law and Regulation. Selon elle, l’examen d’une transition équitable uniquement dans l’optique des droits des travailleurs et de l’abandon d’une économie basée sur les combustibles fossiles est dangereux et constitue une occasion manquée. Cela supprime un outil juridique et réglementaire potentiellement puissant qui pourrait servir à relever des défis actuels et futurs, y compris les effets permanents du changement climatique et de futures pandémies, qui continueront de mettre en péril et de menacer les industries établies.

Pensez à la mesure dans laquelle la COVID-19 a imposé des changements dans le fonctionnement de nombre d’industries et de secteurs économiques et a causé un chômage massif dans des secteurs particuliers. Qu’il s’agisse de tourisme, de transports, d’éducation ou de soins de santé, de nombreuses personnes se sont retrouvées dans des situations beaucoup moins stables que ce qui était attendu. Ces secteurs n’ont rien à voir avec les industries extractives, mais ils sont confrontés à des menaces existentielles qui requièrent une adaptation à des circonstances totalement différentes.

« Ces transitions peuvent se faire d’une manière qui n’est pas seulement équitable, mais qui menace la capacité de travailler des gens, sans compétences ni recours, explique Mme Harrington. Comment nous assurer que nos réponses à cette question abordent réellement le problème et les facteurs qui nous ont permis d’en arriver à ce point, tout en ne laissant pas pour compte les communautés historiquement marginalisées dans des conditions encore pires que celles dans lesquelles elles se trouvaient auparavant? »

Elle est également d’avis que nous n’avons pas intégré ces considérations à la planification traditionnelle des catastrophes. « Il ne s’agit pas d’une réponse à quoi que ce soit, comme une pandémie, un ouragan ou un cyclone. Vraiment, il n’y a aucun modèle pour cela ».

Mais cela devrait être le cas, croit-elle. Le droit est un outil puissant permettant de favoriser des transitions équitables qui protègent les sociétés. Il peut nous aider à être proactifs et préparés aux défis actuels et changeants. C’est pourquoi nous devrions penser à un plan de transition équitable de la même manière que nous pensons à une évaluation des répercussions sur l’environnement. À l’instar d’un projet proposé, lorsqu’un nouveau défi surgit, il faut réfléchir aux effets immédiats et futurs, à ce que nous pouvons faire pour les éviter ou pour les atténuer, et à la façon d’en tenir compte dans notre planification. Toutes les personnes qui en ressentiront les conséquences doivent avoir leur mot à dire pour définir la voie à suivre.

Une transition équitable doit également aborder les conséquences socioéconomiques si les collectivités ne souhaitent pas seulement se définir de façon restrictive, comme elles le font depuis des générations, en tant que communauté minière ou pétrolière et gazière, par exemple. Elle doit approfondir leur identité et les possibilités qu’elle crée.

Cependant, ce n’est pas facile dans une société polarisée où les identités sont intimement liées à ce que font les gens.

La pandémie a révélé la mesure dans laquelle il est essentiel d’être plus adaptables et « moins retranchés, à un tel point que la réponse immédiate à tout changement est toujours négative, déclare Mme Harrington. Une transition équitable fonctionne de façon cyclique et ne se limite pas seulement à un survol du nouveau travail. Elle donne également aux collectivités des idées ur la façon de se développer. »