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Pouvoir législatif et responsabilité

La Couronne peut-elle être tenue responsable de dommages résultant d’une loi jugée inconstitutionnelle?

Popping Parliament's bubble

Il n’est jamais facile d’attirer l’attention de la Cour suprême. Les appels se rendent à la Cour suprême du Canada seulement lorsqu’une personne pose une question juridique si importante que seul le plus haut tribunal peut y répondre.

La Cour suprême du Canada est sur le point d’examiner l’appel interjeté par le procureur général du Canada dans l’affaire Joseph Power. L’affaire repose sur une très grande question : les gouvernements peuvent-ils être tenus responsables de dommages pour avoir adopté des lois jugées, ultérieurement, inconstitutionnelles ?

Les juristes adorent spéculer à savoir de quel côté pencheront les juges de la Cour suprême. Le simple fait que la Cour suprême du Canada ait choisi l’affaire Power pour examen suggère que la Cour s’apprête à clarifier un point de droit délicat, insiste Peter Spiro, avocat chez Monkhouse Law.

« La semaine où l’affaire Power a été soulevée, il y avait neuf cas à l’étude pour autorisation d’interjeter appel [devant la Cour suprême du Canada] et l’affaire Power a été la seule à l’obtenir », explique Me Spiro, expert en droit des sociétés et en contentieux des affaires civiles.

Joseph Power a passé du temps derrière les barreaux pour deux crimes qu’il a commis dans les années 1990. Il s’est renseigné sur la possibilité d’obtenir une réhabilitation en 2010, mais n’a jamais donné suite à sa démarche. Un an plus tard, son employeur a découvert son casier judiciaire et il l’a suspendu.

M. Power a fait une demande de réhabilitation en 2013. À ce moment-là, le gouvernement Harper avait adopté deux lois – la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves et la Loi sur la sécurité des rues et des communautés — avec des effets transitoires qui limitaient rétroactivement les circonstances dans lesquelles les réhabilitations pouvaient être accordées. Les lois ont rendu M. Power définitivement inadmissible à l’obtention d’une suspension du casier.

M. Power, qui travaillait comme technologue en radiation médicale à l’époque, a été déclaré inadmissible à une réhabilitation; conséquemment, il n’a pas été en mesure d’adhérer à l’organisme provincial qui régissait sa profession. Il a donc perdu son emploi. Les tribunaux ont par la suite invalidé les dispositions transitoires qui l’empêchaient d’obtenir une réhabilitation sous le motif qu’elles étaient inconstitutionnelles. M. Power a intenté une action contre la Couronne en vue de réclamer des dommages-intérêts.

L’article 24 de la Charte stipule que toute personne, « victime de violation ou de négation des droits » garantis par la Charte peut s’adresser aux tribunaux « pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ».

À ce jour, les seuls cas où l’article 24 a donné lieu à une indemnisation sont des cas de violations de la Charte par les gouvernements et les services de police qui n’ont pas respecté la loi. Avant l’adoption de la Charte, les gouvernements canadiens jouissaient d’une immunité absolue à l’égard des poursuites intentées pour des dommages découlant de lois inconstitutionnelles.

L’article 24 a ouvert la porte à l’indemnisation, et dans l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (ministre des Finances), les tribunaux ont établi un critère : les gouvernements peuvent être tenus responsables des dommages découlant d’une loi déclarée ultérieurement inconstitutionnelle uniquement s’il est clair qu’ils ont agi de « mauvaise foi ».

« Les lois doivent être pleinement en vigueur tant qu’elles ne sont pas déclarées invalides », selon la décision dans l’arrêt Mackin. « Ce n’est donc qu’en cas de comportement manifestement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages-intérêts peuvent être accordés. »

La « mauvaise foi » est difficile à prouver; les parties demanderesses dans l’affaire Mackin ne pouvaient pas le faire. « Il est difficile d’établir une intention subjective comme celle-là, car le niveau de preuve nécessaire est très élevé », dit Megan Stephens de Megan Stephens Law. Elle agit pour le compte du David Asper Centre for Constitutional Rights à titre d’intervenante dans cette affaire.

« À cet égard, il s’agit presque d’une immunité absolue. »

La mauvaise foi est presque impossible à établir dans un processus législatif. Les délibérations du Cabinet sont confidentielles et irrecevables en preuve.

« Même si un dénonciateur présentait des preuves que le Cabinet a adopté une loi en sachant qu’elle était inconstitutionnelle, ce témoignage violerait le privilège du Cabinet et serait jugé irrecevable », déclare Me Spiro.

« Je ne pense pas qu’un tribunal suggérera d’interroger des ministres ou de violer la confidentialité du Cabinet. »

Josh Dehaas est un avocat pour la Canadian Constitution Foundation, un intervenant dans cette affaire. La CCF soutient que la norme énoncée dans l’arrêt Mackin devrait être maintenue et que les gouvernements ne devraient pas faire l’objet d’une immunité absolue en matière de dommages-intérêts. Me Dehaas a reconnu que de telles réclamations n’ont de chances d’aboutir que dans de rares circonstances.

« Nous ne proposons pas que les législateurs soient traînés devant les tribunaux pour témoigner », a-t-il déclaré. « On pourrait imaginer une situation où un politicien reconnaîtrait dans une assemblée législative qu’un projet de loi est inconstitutionnel, mais il s’en moque; il va tout de même de l’avant. Dans ce cas, le tribunal pourrait simplement examiner la transcription dans le hansard. »

« La mauvaise foi va être très difficile à prouver, surtout compte tenu de l’effet de la confiance du Cabinet. Il sera un peu plus facile de prouver l’injustice manifeste, l’insouciance et l’aveuglement volontaire sur la base d’éléments de preuve comme le hansard, mais ces situations seront également très rares, et voilà pourquoi nous croyons qu’une norme clarifiée de l’arrêt Mackin est appropriée. »

Alors, pourquoi le procureur général du Canada s’adresse-t-il au plus haut tribunal alors que la Couronne jouit déjà d’une immunité quasi absolue?

La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a rejeté les arguments du procureur général dans l’affaire Power, selon lesquels des décisions subséquentes ont indiqué que l’arrêt Mackin s’appliquait à la conduite de l’État en vertu de la loi, et non à la promulgation de lois, et que le fait d’exposer les gouvernements à des dommages-intérêts aurait un effet « dissuasif » sur les législateurs. Le tribunal a déclaré qu’il était lié par le précédent de l’arrêt Mackin. 

Me Spiro suggère que le procureur général du Canada a interjeté appel de l’affaire devant la Cour suprême pour clarifier le critère de l’arrêt Mackin. Il ajoute que la haute cour pourrait envisager de préciser le critère selon le sens proposé par un autre intervenant, le procureur général de l’Ontario, qui s’est plaint dans son factum que « le critère de l’arrêt Mackin ne fournit pas suffisamment d’indications pour déterminer les rares circonstances dans lesquelles la Couronne peut être tenue responsable des dommages-intérêts pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle ».

« L’Ontario soutient que les dommages-intérêts prévus par la Charte ne devraient pouvoir être accordés que dans les cas suivants : (1) lorsqu’il existe une jurisprudence contraignante qui tranche directement la question constitutionnelle; (2) lorsque le gouvernement défendeur n’a aucun argument juridique crédible pour établir une distinction entre ce pouvoir », peut-on lire dans le factum du procureur général de l’Ontario.

« Peut-être que l’aspect “manifestement fautifˮ des critères énoncés dans l’arrêt Mackin peut être transformé en une définition opérationnelle », dit Me Spiro. « Si l’analyse juridique effectuée au moment de l’adoption de la loi, effectuée par de tiers neutres, indiquait de manière écrasante qu’elle était inconstitutionnelle, cela pourrait constituer un motif suffisant pour que les tribunaux puissent conclure qu’elle a été faite de mauvaise foi. »

« Dans le cas de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, je crois que la grande majorité des juristes sur le terrain ont vu qu’elle était inconstitutionnelle. »