L’ascension de la montagne se poursuit
Dix ans après le dépôt du rapport définitif de la Commission de vérité et réconciliation, les juristes qui travaillent dans les collectivités autochtones se préoccupent de l’absence de progrès sur deux appels à l’action
Il y a dix ans aujourd’hui, lorsque la Commission de vérité et réconciliation a publié son rapport définitif, le regretté Murray Sinclair se disait prudemment optimiste.
« Il faudra des années, peut-être des générations. » Mais, l’ancien juge et commissaire croyait qu’une « période de changement s’amor[çait] et que si elle [était] appuyée par la population, elle modifiera[it] pour toujours l’histoire commune des peuples autochtones et non autochtones du Canada ».
Les 94 appels à l’action de la CVR constituent les balises circonscrivant la prise de conscience du traumatisme permanent causé par les pensionnats.
Dix ans plus tard, les observateurs et observatrices juridiques font le bilan des progrès réalisés à l’égard de ces exigences pour qu’une véritable réconciliation se fasse.
Les 94 appels exhortent les gouvernements, entreprises, organisations et particuliers à repenser la formation juridique, la protection de l’enfance, la langue et la culture ainsi que les systèmes de santé qui favorisent l’injustice et punissent ses victimes.
La liste tient compte des témoignages des 6 500 survivants et témoins des pensionnats que la commission a entendus pendant six ans. Les institutions dirigées par l’église et financées par le gouvernement fédéral représentaient la tentative brutale du Canada, sur une période de plus de 150 ans, de « débarrasser les enfants de leur identité d’Indiens ».
Au moins 150 000 enfants ont été enlevés à leur famille. Un grand nombre d’entre eux ont subi des abus sexuels et physiques, tout en étant privés de leur langue et de leur culture.
On estime que plus de 4 000 élèves ne sont pas revenus chez eux, y compris ceux qui sont enterrés dans des tombes anonymes partout au pays.
En 2015, l’ancien premier ministre Justin Trudeau s’est engagé à collaborer avec les gouvernements autochtones, provinciaux et territoriaux pour « mettre intégralement en œuvre » les 94 appels à l’action.
Toutefois, l’état d’avancement des progrès dépend du point de vue et de la définition qu’on s’en fait. Les progrès doivent aussi être évalués dans le contexte d’un sous‑financement chronique pour les collectivités autochtones dans les secteurs de la santé, de l’éducation, du logement et autres.
Le propre site Web de suivi du gouvernement fédéral indique que plus de 85 % des 76 appels dont il est responsable en totalité ou en partie « ont été réalisés ou sont en bonne voie de l’être ».
Indigenous Watchdog, un groupe de surveillance enregistré sans but lucratif, affirme que 14 des 94 appels (15 %) ont été réalisés, 42 (45 %) sont en cours, 22 (23 %) sont interrompus et 16 (17 %) n’ont pas été commencés.
Les appels réalisés comprennent la reconnaissance par le gouvernement fédéral des droits linguistiques autochtones; un nouveau commissaire aux langues autochtones; une Journée nationale de la vérité et de la réconciliation pour honorer les survivants et souligner l’histoire des pensionnats; le financement par le Conseil des Arts du Canada de projets de réconciliation; et l’ajout au serment de citoyenneté d’un engagement d’observer les droits ancestraux ou issus de traités.
Les progrès relatifs à la protection de l’enfance comprennent le projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, loi qui est entrée en vigueur en janvier 2020. Elle confirme la compétence des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille.
En juin 2021, la Loi sur la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones fédérale est entrée en vigueur. Elle a été saluée comme une étape importante, obligeant Ottawa, en consultation et en collaboration avec les dirigeants autochtones, à veiller à ce que les lois fédérales « soient compatibles avec la Déclaration ».
Selon les juristes qui collaborent avec des collectivités autochtones, il s’agit de pas dans la bonne direction. Ils se préoccupent toutefois particulièrement de l’absence de progrès pour deux appels à l’action.
Selon le premier, le Canada doit répudier les concepts « utilisés pour justifier la souveraineté des peuples européens sur les territoires et les peuples autochtones, notamment la doctrine de la découverte et le principe de terra nullius » – expression latine utilisée pour décrire un « territoire n’appartenant à personne » – et « réformer les lois, les politiques gouvernementales et les stratégies d’instance qui continuent de s’appuyer sur de tels concepts ».
L’autre appel exige des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux qu’ils cessent d’invoquer la prescription « comme moyen de défense à l’encontre d’une action en justice portée par les Autochtones en raison de la violence qu’ils ont subie par le passé ».
Brad Regehr, un associé de Maurice Law à Winnipeg, affirme que ces éléments laissés de côté représentent deux des plus importants obstacles à la réconciliation.
« À mon avis, il s’agit essentiellement d’un déni de justice à l’endroit des peuples autochtones. »
Il est membre de la Peter Ballantyne Cree Nation en Saskatchewan et un survivant de la rafle des années 1960.
Me Regehr a fait des appels à l’action de la CVR sa priorité personnelle lorsqu’il est devenu le premier président autochtone de l’Association du Barreau canadien en 2021.
Selon lui, les juristes du gouvernement continuent d’invoquer les délais de prescription provinciaux pour contrecarrer les allégations d’actes répréhensibles qui échappent à la compétence du Tribunal des revendications particulières. Les causes typiques comprennent des violations aux droits ancestraux ou issus de traités.
Trop souvent, ils répondent ainsi : « Oui, on vous a mal traités, mais c’était il y a 50 ans. Le délai de prescription est passé, désolé ».
L’imposition de ce type de restriction ne tient tout simplement pas compte du fait qu’entre 1927 et 1951, il était illégal pour les juristes de conseiller les Premières Nations sur des questions liées aux terres de réserves sans la permission du gouvernement, ajoute Me Regehr.
Il fait remarquer que l’appel à l’action exhorte tous les ordres de gouvernement à répudier la doctrine de la découverte, au-delà du libellé présent dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
La doctrine « est de la pure fiction » et « pourtant, à mon avis, le système complet de propriété foncière du Canada est fondé sur ce concept ».
La réalisation de ces appels à l’action peut s’avérer compliquée du point de vue légal, mais le gouvernement fédéral ne peut choisir uniquement ce qui lui convient, dit Me Regehr.
« Les événements seront ce qu’ils seront et il faudra les aborder; c’est ce qu’on appelle réconciliation. Les gouvernements ne peuvent pas simplement se mettre la tête dans le sable et espérer que la situation se règle d’elle-même. »
Dans cette optique, il n’est pas encouragé par le ton adopté jusqu’à maintenant par le premier ministre Mark Carney.
Les leaders autochtones ont fustigé le manque de consultation avant l’adoption de la nouvelle Loi visant à bâtir le Canada du gouvernement libéral en juin afin d’accélérer la réalisation de projets majeurs ainsi que le protocole d’entente signé le mois dernier avec l’Alberta, lequel a déclaré qu’un ou plusieurs oléoducs vers le Pacifique seraient dans l’« intérêt national ».
p>M. Carney n’a cessé de répéter que les droits autochtones seraient respectés.
Toutefois, l’omission de renoncer à la doctrine de la découverte et de revoir les lois existantes soulève de sérieuses questions, selon Kate Gunn, une associée de First Peoples Law à Vancouver.
Le cabinet collabore avec des collectivités autochtones qui souhaitent faire respecter leur compétence sur leurs terres et ressources.
L’annulation de la doctrine est essentielle pour évaluer l’engagement du gouvernement envers la réconciliation, dit-elle.
« Cet appel les exhorte à s’attaquer à des questions réellement difficiles visant la fondation du système juridique canadien et aux critères élaborés par la Cour suprême et d’autres tribunaux afin de limiter et de reconnaître les droits ancestraux ou issus de traités. »
À son avis, la réalisation de cet appel à l’action s’attaquerait au fondement même de la « revendication unilatérale du contrôle » par la Couronne.
« Je crois que le gouvernement hésite en raison de l’importance de cette étape. »
Dans son discours prononcé il y a dix ans, Murray Sinclair a avancé que parvenir à la réconciliation s’apparente à escalader une montagne, un pas à la fois.
« Ce ne sera pas toujours facile. Il y aura des tempêtes, il y aura des obstacles, mais nous ne pouvons pas nous laisser intimider par la tâche parce que notre but est juste et nécessaire. »
Il a rappelé au public la raison pour laquelle la CVR avait entrepris son périple.
« Nous l’avons fait pour les enfants qui ont été enlevés et pour les parents oubliés, en larmes », a-t-il expliqué, debout à côté de deux chaises vides en mémoire des enfants qui ne sont jamais revenus à la maison.
« Nous nous devons les uns les autres de construire un Canada fondé sur notre avenir commun, un avenir de guérison et de confiance. »