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Une interprétation « large et libérale » des droits garantis par la Charte?

Dans l'arrêt Poulin, la Cour suprême ne l'écarte pas.

La Cour suprême du Canada

La Cour suprême du Canada a récemment effectué une volte-face en jugeant que l’alinéa 11i) de la Charte canadienne des droits et libertés confère un droit binaire et non un droit global à un accusé.

C’est la conclusion à laquelle la majorité de la Cour (les juges Abella, Karakatsanis et Brown étant dissidents) est arrivée le 11 octobre dernier dans R c. Poulin alors qu’elle exerçait exceptionnellement son pouvoir discrétionnaire pour trancher un pourvoi en matière criminelle devenu théorique suite au décès de l’accusé.

Outre la question de savoir si la Cour était autorisée, dans les circonstances, à exercer ce pouvoir discrétionnaire, le pourvoi portait notamment sur la teneur du droit garanti à l’alinéa 11i) de la Charte, lequel confère à quiconque est déclaré coupable d’une infraction le droit « de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence. »

C’est dans ce contexte que la Cour devait se prononcer sur l’interprétation appropriée à attribuer à cette disposition, à savoir si celle-ci confère un droit binaire ou bien un droit global à un accusé. Sous la plume de la juge Sheilah L. Martin, la majorité a tranché en faveur de la première alternative, effectuant selon les juges dissidents un virage remarquable après 30 années de jurisprudence constante en la matière.

Pour ce faire, la majorité s’est appuyée sur une interprétation conforme aux objets de l’alinéa 11i) de la Charte, soit la primauté du droit et l’équité. Elle en a d’ailleurs profité pour clarifier l’interprétation que doivent recevoir l’ensemble des droits garantis par la Charte, soit une interprétation téléologique, c’est-à-dire justifiée par les objets de ces droits.

En d’autres termes, une interprétation « large et libérale » des droits garantis par la Charte – interprétation ayant été adoptée à maintes reprises par les tribunaux – n’est pas forcément écartée, dans la mesure où celle-ci demeure dans les limites des objets des droits en question. Sur ce point, Peter W. Hogg a d’ailleurs déjà soulevé à bon droit que plus souvent qu’autrement, « l’interprétation la plus large possible du droit, qui est également l’interprétation la plus libérale, ira « au-delà » de l’objet du droit […]. »

Appliquant ce principe au cas en l’espèce, la majorité a conclu que donner une interprétation globale – plutôt que binaire – à l’alinéa 11i) de la Charte aurait pour effet d’accorder indûment la priorité à une interprétation libérale de cette disposition, et ce, au détriment de ses objets. Toujours selon la majorité, il s’agit précisément de l’erreur que les tribunaux canadiens ayant jugé par le passé que l’alinéa 11i) confère un droit global à un accusé ont commise; ces derniers ont jugé qu’il fallait accorder l’interprétation la plus favorable possible à l’accusé, interprétation qu’ils ont qualifiée de libérale, et ce, au détriment des objets mêmes de l’alinéa 11i).

À cet égard, la Cour a jugé approprié de soustraire de l’analyse des droits garantis par la Charte ce principe suivant lequel une disposition ayant plus d’une signification plausible doit être interprétée d’une manière favorable à l’accusé, qualifiant celui-ci non pas d’un principe d’interprétation de la Charte, mais bien un principe d’interprétation législative pénale.

L’interprétation binaire retenue par la majorité signifie donc que dorénavant, en vertu de l’alinéa 11i) de la Charte, l’accusé aura le droit de bénéficier de la peine la moins sévère entre la peine prévue par les lois en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction et la peine prévue par les lois en vigueur au moment de la sentence, et non pas de la peine la moins sévère qui ait jamais été applicable pour sanctionner cette infraction depuis que l’accusé a commis celle-ci.

Bien que la volte-face de la Cour suprême sur ce point puisse en surprendre quelques-uns, notamment en raison de l’impact probable qu’elle aura sur le système judiciaire canadien, le principe d’interprétation sur lequel la majorité s’est fondée, lui, n’a rien de nouveau. De fait, les motifs de la juge Martin consistent en quelque sorte en un rappel de la directive que le tribunal énonçait, dès 1985, dans l’arrêt Big M, à l’effet que « l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste […]. », mais qu’« [e]n même temps, il importe de ne pas aller au-delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question […]. »

En somme, bien que l’interprétation téléologique ne remplace pas à proprement parler l’interprétation « large et libérale » fréquemment appliquée par les cours canadiennes, c’est une analyse priorisant les objets des droits garantis par la Charte qui doit guider l’interprétation de ces derniers, et non pas une analyse leur accordant automatiquement l’interprétation la plus libérale que peut permettre leur libellé.