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Un monde de possibilités…

L’acquisition par un cabinet d’avocats coté en bourse d’une société offrant des services juridiques « alternatifs » marque un tournant en matière de stratégie au sein du marché juridique.

London City skyline
iStock

C’est là encore un autre signe de l’évolution rapide des services juridiques. DWF Law, qui se targue d’être le plus important cabinet d’avocats coté en bourse du Royaume-Uni, vient de faire l’acquisition de Mindcrest, une société de services juridiques gérés qui exerce ses activités principalement en Inde.

DWF, emporté par une frénésie d’acquisitions depuis son premier appel public à l’épargne de 95 M£ l’an dernier, a versé 18,5 M$ US au comptant et en actions pour acquérir Mindcrest, une société de Chicago qui compte 360 employés, dont la plupart travaillent à partir de Pune, en Inde. Comme d’autres fournisseurs de services juridiques dits « alternatifs », Mindcrest offre des services de révision de documents et d’externalisation de procédures juridiques à faible coût.

L’acquisition de Mindcrest fait suite à l’acquisition réalisée l’an dernier par EY (Ernst & Young) — l’un des cabinets comptables faisant partie des « Big Four » — des activités de services juridiques gérés de Thomson Reuters, également concentrées en Inde.

Mais la transaction de DWF s’inscrit dans un autre ordre d’idées. Selon Jordan Furlong, un consultant juridique établi dans la région d’Ottawa, « cette acquisition est importante parce qu’elle est réalisée par un cabinet d’avocats. Jusqu’à présent, ce n’était pas des cabinets d’avocats qui effectuaient ce genre d’acquisitions, mais plutôt des cabinets comme EY. Cette transaction sera perçue comme étant un moment charnière, où les cabinets d’avocats ont radicalement modifié leur stratégie ».

Fondé en 1977 à Liverpool, en Angleterre, sous le nom de Davies Wallis Foyster, DWS est aujourd’hui un joueur international important comptant 3 600 employés répartis dans 31 bureaux sur quatre continents. Il a déclaré des recettes de 272,4 millions de livres sterling pour l’exercice qui a pris fin le 30 avril 2019.

Andrew Leaitherland, chef de la direction de DWF, affirme que la société se voit comme un élément perturbateur au sein d’un milieu d’affaires trop complaisant. [traduction] « Nous visons à transformer les services juridiques, a-t-il récemment affirmé à ses investisseurs. Il s’agit pour nous d’une occasion d’affaires exceptionnelle, celle de transformer ces services, qui font partie d’un marché très lent et réactionnaire, au moyen d’une plateforme plus efficace qui permet de livrer aux clients les bons services, au bon endroit et au bon prix. »

DWF continue d’offrir ce qu’elle appelle des services juridiques « complexes » dans des domaines comme le litige et des services de réglementation, par l’entremise d’avocats qui facturent à l’heure. Mais le cabinet perçoit une occasion d’offrir à ses clients des services gérés pour le travail plus routinier qui peut faire l’objet de forfaits annuels à moindre coût.

La course effrénée aux acquisitions du cabinet lui a permis d’étendre sa présence juridique en Pologne, en Espagne et en Allemagne. Même le Canada est dans son point de mire. [traduction] « Le Canada nous semble être un marché intéressant, particulièrement du côté du secteur de l’assurance », a affirmé Me Leaitherland aux investisseurs. DWF Claims, une société de gestion de réclamations d’assurance, exerce déjà des activités à Toronto et compte environ 25 employés.

Il existe toutefois des obstacles à ses ambitions. DWF ne peut pas simplement fusionner avec un cabinet d’avocats canadien en raison de l’interdiction visant les personnes qui ne sont pas avocats de détenir ou d’exploiter un cabinet d’avocats. La même contrainte existe aux États-Unis, où de plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer la libéralisation des règles afin de permettre la création de « structures d’entreprise alternatives » qui permettraient aux cabinets d’obtenir des capitaux étrangers. Mais ces appels se heurtent à une très forte résistance. (Selon un représentant de DWF, si la société ne peut réaliser d’acquisition en bonne et due forme, elle pourrait décider de s’associer avec un cabinet canadien en vue « de trouver des possibilités de travailler conjointement et de se confier mutuellement des mandats. »)

Fred Headon, l’ancien président de l’ABC, a dirigé le projet Avenirs en droit de l’Association en 2014. L’ABC a réalisé une étude qui recommandait d’autoriser les cabinets d’avocats à obtenir des capitaux externes, tout en proposant l’adoption de dispositions réglementaires complémentaires qui permettraient d’atténuer les risques susceptibles d’en découler. Jusqu’à présent, les cabinets juridiques ont refusé d’ouvrir la porte à de nouvelles structures de capital. Me Headon, qui exerçait en pratique privée avant de se joindre à Air Canada à titre de directeur adjoint du contentieux, dit voir les choses d’un autre œil maintenant qu’il fait lui-même partie des acheteurs de services juridiques. Il priorise désormais des résultats rapides, efficaces et rentables. « Les cabinets traditionnels doivent trouver des façons d’offrir eux-mêmes ces services ou de s’associer avec quelqu’un qui le peut. »

McCarthy Tétrault a opté pour cette première solution. En 2017, le cabinet a fusionné avec Wortzmans, un cabinet d’avocats spécialisé dans la prestation de services et de conseils en gestion de l’information numérique, et l’a transformé en une division distincte appelée MT3. Cette division compte aujourd’hui 30 employés et 100 avocats qui travaillent sur une base contractuelle partout au Canada sur des projets d’investigation numérique et offrent un éventail d’autres services, dont des examens de conformité, des examens de baux et des services de soutien aux litiges et aux enquêtes.

Pour Susan Worthman, associée chez McCarthy et présidente de MT3, l’acquisition de DWF est un geste stratégique. « Cela contribue à l’édification de DWF et fournit au cabinet les ressources dont il a besoin pour offrir de nouveaux services », affirme-t-elle.

Selon Darrel Pink, l’ancien directeur général du barreau de la Nouvelle-Écosse (Nova Scotia Barristers’ Society), l’acquisition réalisée par DWF est un autre signe de l’évolution de la pratique du droit à l’échelle internationale, encore qu’au Canada, cette réforme soit plus lente à se faire ressentir. Aux États-Unis, dans des États comme l’Arizona et l’Utah, on examine des propositions qui permettraient aux cabinets de s’ouvrir aux capitaux étrangers, explique Me Pink, qui exerce le droit de la responsabilité professionnelle chez Steinecke Maciura Leblanc.

Selon Gillian Hadfield, professeure de droit et de gestion stratégique à l’Université de Toronto, les cabinets d’avocats doivent chercher le moyen d’établir des partenariats avec leurs clients de façon à être en mesure d’offrir des solutions modernes à leurs besoins en services juridiques. En plus de son travail universitaire, Mme Hadfield est membre d’un groupe de travail de l’Utah qui a recommandé une réforme du secteur juridique par la mise en place d’un organisme de réglementation qui pourrait délivrer des permis d’exercer le droit à des sociétés qui offrent des services juridiques et non seulement aux avocats à titre individuel. Cela donnerait effectivement aux cabinets d’avocats accès à des capitaux étrangers, comme c’est le cas au Royaume-Uni et en Australie.

Selon la professeure Hadfield, la structure réglementaire actuelle en droit freine l’innovation, notamment en matière de prestations de services, les réductions de coûts et l’amélioration de la qualité. « Cela est vrai pour tout un éventail de difficultés, depuis le problème d’accès à la justice avec lequel la population générale est aux prises jusqu’aux grandes sociétés multinationales. »

« Ces dernières ont besoin de conseils juridiques très pointus et parfaitement intégrés sur le plan opérationnel, mais nos cabinets d’avocats conventionnels ne se sont pas très bien adaptés à cette réalité. C’est ce que des joueurs majeurs comme Cisco, Google, Apple et Intel répètent à leurs avocats depuis plus d’une décennie », ajoute-t-elle.

« DWF a tout à fait raison d’affirmer qu’il s’agit d’une occasion d’affaires sans précédent. »