Passer au contenu

Plus vite, plus simple, moins cher

La technologie peut rendre la justice plus accessible… si les avocats arrivent à actualiser leurs services.

placeholder

En septembre 2014, dix Canadiens envoyaient une lettre ouverte à la magistrature : une très sévère accusation contre la situation des parties non représentées.

« Quand nous comparaissons devant vous, ne vous imaginez pas que notre situation nous amuse, que nous l’avons choisie parce que nous croyons pouvoir jouer les brillants avocats. Ce n’est pas le cas. Nous nous représentons nous-mêmes pour la simple et bonne raison que nous n’avons pas — ou plus — les moyens de payer les services d’un professionnel. »

Le coût élevé des avis juridiques et les difficultés du système d’aide juridique privent bien des citoyens d’un accès au système judiciaire. Ils sont confrontés à un labyrinthe de procédures ésotériques caractérisées par une bureaucratie poussiéreuse et un jargon incompréhensible… et des avocats qui gardent jalousement leurs traditions.

« Notre profession aime ses traditions, rappelle Chris Bentley, directeur administratif du programme d’exercice du droit à l’université Ryerson. Elle innove à la vitesse de l’escargot, réticente même à adopter des changements qui vont de soi dans la vie courante. »

« Plus vite, plus simple, moins cher », tel est le credo de Bentley, qui fait partie d’une nouvelle vague d’innovateurs qui entend montrer à cette profession allergique au changement que technologie rime avec accessibilité des services juridiques.

Pourquoi, par exemple, les tribunaux ne peuvent-ils pas mettre les affaires au rôle par voie électro­nique? « Quand vous voulez voir votre médecin, dit‑il, attendez-vous la date mensuelle de “l’audience de mise au rôle médical” pour ensuite patienter pendant qu’on ouvre le registre et fixe enfin la date? Pourquoi faut-il procéder ainsi en droit? »

Selon Bentley, la technologie peut réduire le temps d’attente et le coût élevés des procédures dans bien des domaines du droit. « Pourquoi ne pas mener les conférences préalables à l’instruction sur Skype plutôt qu’en personne? Ce devrait être la règle, non l’exception. Pensez à ce que le client économiserait », ajoute‑t‑il.

De ces idées découle un courant de pensée en faveur d’une démocratisation et d’une accessibilité accrue des services et de l’information juridiques par la technologie.

À New York, par exemple, Abe Geiger, fondateur de la jeune maison Shake, propose de remplacer les services professionnels à 350 $ l’heure par un système automatisé permettant d’effectuer le travail contractuel de routine. Sur son élégant site Web et son application mobile, on peut rapidement créer, transmettre et signer des contrats en ligne. Sont offerts des modèles d’entente de non-divulgation, de contrat de travail pour pigistes, de convention de prêt, de décharge, de concession de licence ou d’investissement dans une jeune entreprise. La plateforme permet aussi de créer un contrat personnalisé. Le processus s’en trouve « plus abordable, facile et convivial, se réjouit Geiger. C’est aussi accessible partout et en tout temps. »

Beaucoup d’utilisateurs de Shake n’ont pas les moyens d’engager un avocat. Si vous prêtez 300 $ à un ami, un contrat verbal et une poignée de main suffisent habituellement. Avec Shake, l’entente est couchée par écrit en un tournemain. On y trouve des contrats types avec leurs formulations standards, qui con­viennent la plupart du temps. « Nous avons tout fait pour uti­liser des clauses neutres », précise Geiger.

CanLII, un volumineux dépôt en ligne contenant des jugements, lois et règlements canadiens, est un exemple parfait du travail visant à favoriser l’accessibilité et la transparence du droit. Colin Lachance, président et chef de la direction sortant, s’est rendu compte que de plus en plus d’utilisateurs sont des non-juristes. « En fait, dit‑il, 60 % d’entre eux sont du grand public. »

Aujourd’hui, avocats et non‑avocats tiennent les services en ligne pour acquis. CanLII projette d’inclure toutes les lois depuis la Confédération. Son site apparenté, CanLII Connecte, héberge d’excellents commentaires juridiques sur les décisions. En outre, l’accès au site est gratuit (quoique chaque avocat canadien finance CanLII à raison de 37 $ versés à son barreau).

 

Sauver des sous

Bien entendu, on aura toujours besoin d’un avocat : aucune solution technolo­gi­que ne remplacera la rencontre des clients en personne ni l’analyse des dossiers, qui nécessitent les services d’un professionnel compétent. Ces solutions permettent néanmoins à l’avocat de réaliser des économies et d’alléger la facture de ses clients.

Certains suivent même les leçons de productivité des géants de la restauration rapide.

Prenons, par exemple, la simple commande au McDonald : le caissier appuie sur le bouton correspondant et, au lieu d’un élégant courriel ou message télécopié, trois commandes électro­niques simultanées sont instantanément transmises aux postes des frites, des boissons gazeuses et des hamburgers. Des horloges indiquent le temps alloué à chaque élément de la commande, et une alarme informe le gérant de tout retard. Le prix (indépendant du temps de cuisson du hamburger commandé) est automatiquement calculé et entré dans le système de comptabilité.

Andrew Currier, cofondateur de PCK, société spécialisée dans les brevets et la propriété intellectuelle, donne cet exemple pour démontrer la rationalisation de son processus de gestion. Disons qu’un client fait une demande concernant une marque de commerce américaine; des versions électroniques de sa demande sont automatiquement transmises à un commis, à un professionnel, à la comp­tabilité et à un directeur. « L’ordre des priorités est établi pour toutes les tâches, explique Currier. Le groupe de production doit traiter les aspects financiers très rapidement. » Quand des centaines de commandes sont dans le système, les secondes sauvées se changent en heures.

Currier, également ingénieur de formation, met lui aussi la main à la pâte : il ne compte plus les heures qu’il a passées à adapter des logiciels aux besoins opérationnels de sa société. « Je crois, dit‑il, que les avocats ont tendance à voir la technologie comme indigne d’eux. »

« C’est pour cela qu’on fait venir des techniciens de TI pour voir aux aspects informatiques. Ce n’était pas considéré comme rentable… On ne songeait qu’à encaisser des honoraires au lieu de jouer les inventeurs, commente‑t‑il. » Certains de ses collègues étaient d’abord réticents, mais les changements en valaient la peine : « Le client paie moins cher, mais nous continuons de faire de bons profits en soutenant une croissance malgré le ralentissement économique », conclut‑il.

Reste que sa société présente un aspect hors‑norme : son bureau est surtout sans papier. Currier décrit un milieu de travail semblable à un atelier; les volumes reliés en cuir y sont rares. « On n’est pas sur le plateau d’Une femme exemplaire. Les clients doivent eux aussi rompre leur attachement aux images séduisantes s’ils veulent sauver des sous. »

Pour Chris Bentley, c’est l’efficacité avant tout : on ne saurait faire migrer les formules et règles des systèmes traditionnels telles quelles dans les ordinateurs. « Ça ne marchera jamais! Il faut simplifier le processus, réduire le papier et le nombre d’étapes, bref, aller droit au but. La technologie, affirme‑t‑il, est la clé pour y arriver. »

Malgré leurs efforts, les innovateurs et entrepreneurs technologiques se heurtent encore à des obstacles au Canada, notamment l’interdiction aux non‑juristes d’investir dans une société d’avocats. L’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis ont déjà assoupli ces règles, et beaucoup estiment que cela amènera de solides innovations et investissements dans la technologie. L’une des recommandations ressortant du projet de l’ABC Avenirs en droit serait de permettre à des non-avocats d’investir dans des ca­binets juridiques, sous un contrôle réglementaire rigoureux.

Selon Bentley, la profession doit accepter ce changement inévitable : « Si nous ne trouvons pas de solutions pour répondre aux besoins du public en accélérant nos services et en diminuant les frais, d’autres le feront à notre place. Les avocats doivent participer au dialogue sur l’entrepreneuriat », dit-il en terminant. 

« Nous devons agir, et tout de suite. » 

 

Colin Lachance 

Président-directeur général de CanLII

Quel est votre joujou technologique indispensable (à part votre tablette et votre téléphone intelligent)? 

• Le porte clés RFID du café Bridgehead à Ottawa. (À preuve que le meilleur outil techno est celui qui comble un besoin vital, ce porte clés est indissociable de mon espresso et mon biscuit quotidiens.)

Qu’est ce qui vous empêche de dormir?  

• Les grands projets et les idées géniales qu’on laisse en plan sans leur laisser le temps d’atteindre un degré de maturation permettant d’en mesurer la valeur.

Quelle est la tendance de l’heure sur le marché juridique?

• L’engagement institutionnel de simplifier le règlement des litiges. Témoins le Civil Resolutions Tribunal en Colombie-Britannique et le Code de procédure civile du Québec, qui exige que les parties s’efforcent de régler leur différend entre elles avant d’aller en justice. 

Comment un avocat peut-il innover? 

• En se mettant d’abord dans la peau du client. Trouvez les irritants pour le client dans ses rapports avec vous et tâchez d’en éliminer le plus possible.

 

Abe Geiger 

Directeur général et fondateur de Shake, Inc. 

Quel est votre joujou technologique indispensable (à part votre tablette et votre téléphone intelligent)?

• Google Docs, pour le partage des documents et des tableurs.

Qu’est ce qui vous empêche de dormir?

• À part ma fille… Gagner de l’argent! Traditionnellement, les outils technologiques juridiques sont vendus aux grandes sociétés d’avocats et autres disposant de budgets importants. Nous, nous partons de la base : nous offrons des primes gratuites et croyons que c’est la bonne formule pour notre produit, mais rien n’est gagné tant que l’utilisateur n’a pas ouvert son portefeuille.

Quelle est la tendance de l’heure sur le marché juridique?

• Les technologies directement accessibles à l’utilisateur favorisent la transparence et l’efficience. Qu’il s’agisse des avocats d’un grand cabinet ou de ceux qui sont à leur compte, les clients sont de plus en plus au fait des technologies et exigent qu’on fasse plus avec moins. Ceux qui tiennent au statu quo vont trouver cela difficile.

Comment un avocat peut-il innover?

• En repérant les principales menaces pour ses affaires et en trouvant les moyens de les tourner à son avantage au lieu d’y résister. 

 

Andrew Currier

Cofondateur de PCK

Quel est votre joujou technologique indispensable (à part votre tablette et votre téléphone intelligent)? 

• Quatre moniteurs : dans un bureau sans papier, c’est un espace-écran vital.

Qu’est ce qui vous empêche de dormir?  

• Le fait que les gens doutent de nous parce que nous ne ressemblons pas aux personnages d’Une femme exemplaire.

Quelle est la tendance de l’heure sur le marché juridique? 

• Les mégacabinets, c’est du passé. Le secteur du droit est en train de vivre une métamorphose qui va le rendre méconnaissable. 

Comment un avocat peut-il innover? 

• En essayant de voir les choses du point de vue du client : cessez de penser en avocat !

 

Avenirs en droit : Transformer la prestation des services juridiques au Canada

Voici un extrait du rapport de l’Initiative Avenirs en droit sur le rôle de l’innovation au sein de la profession juridique.

En se fondant sur les nouvelles offres de ser­vices que nous connaissons déjà au Canada et ailleurs, le projet Avenirs anti­cipe que les facteurs suivants continueront d’a­li­menter l’innovation :

• de nouvelles structures pour la prestation de services juridiques (comme les SEA);

• de nouvelles façons pour les avocats de travailler ensemble, ainsi qu’avec des non-avocats (comme les PMD);

• de nouvelles formes de gestion de cabinet d’avocats (y compris le recours à des professionnels d’affaires non-avocats);

• de nouveaux services pour les clients;

• de nouvelles façons de regrouper ou de subdiviser les services;

• de nouvelles technologies;

• de nouveaux processus opérationnels;

• de nouveaux modes de facturation;

• de nouveaux programmes d’études en droit;

• de nouveaux choix de carrière;

• de nouvelles façons de donner accès à des services juridiques;

• de nouvelles attitudes et perspectives.

L’innovation est le fruit d’un processus d’expérimentation, de mise à l’essai et de validation. Il est important que la profession juridique reconnaisse que toute innovation véritable passe par l’échec, ce qui permet de mettre au point des idées. Il faudra que la profession apprenne de ses erreurs et accepte certains risques si elle veut s’améliorer et obtenir des avantages dans l’ave­nir. Cela nécessitera du leadership, non seule­ment pour soutenir l’innovation, mais aussi pour la partager et qu’elle soit célébrée au sein de la profession. Une base de connaissances élargie sur la profession et l’industrie des services juridiques aiderait à stimuler l’in­no­vation et à l’orienter vers les secteurs où elle serait la plus avantageuse.

L’innovation ne doit pas mettre en péril les valeurs fondamentales de la profession et la protection du public, et elle doit donc être soutenue par des innovations complémentaires sur le plan de la réglementation. Il faut aussi que les processus judiciaires et les organes décisionnels fassent preuve d’innovation.

Un critère important pour mettre à l’épreuve la valeur d’une innovation est son incidence sur l’accès aux services juridiques. Si davantage de Canadiens peuvent et veulent recourir à des avo­cats et au système judiciaire pour trouver des solutions à leurs besoins juridiques, la profession juridique aura ainsi répondu aux besoins exprimés des clients, même potentiels, qui indiquent aujourd’hui que les services juridiques sont trop dispendieux pour qu’ils y aient accès, hormis les cas les plus graves. L’innovation ne doit pas que pro­fiter aux échelons supérieurs du marché des ser­vices juridiques; l’obligation qu’a la profession d’agir dans l’intérêt du public exige qu’elle en fasse davantage en transformant l’accès à ses services.

Pour le rapport au complet, visitez cbafutures.org