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Le droit d’accéder aux données judiciaires

Le Conseil canadien de la magistrature lance un programme pilote avec la participation d’entités commerciales.

Court data concept

Les entreprises juridiques technologiques canadiennes se rapprochent un peu plus de l’accès aux données judiciaires pour usage commercial. CanLII, de concert avec le Conseil canadien de la magistrature (CCM), a lancé un projet pilote de partage, pendant un an, de données provenant de la Cour suprême de la Colombie-Britannique et de la Cour d’appel de cette province avec trois entités participantes.

« Il y a différents points de vue sur le sujet », fait observer Martin Felsky, conseiller principal en gouvernance de l’information et en technologie judiciaire pour le CCM. « Certains estiment, ajoute-t-il, que les archives judiciaires devraient être publiées et consultables, et pas seulement sur demande, puisqu’elles appartiennent au domaine public. »

Le but du projet pilote est de tester la faisabilité des lignes directrices du CCM et de relever les pratiques exemplaires. En avril 2021, le CCM a publié un guide pratique pour les tribunaux provinciaux et fédéraux du Canada concernant la communication de données de masse aux entités commerciales. Il y est recommandé que chaque tribunal se dote d’une administration centrale pour gérer les demandes. Chaque organisation aurait à remplir une demande dans laquelle elle détaillerait l’usage prévu des données.

Le gros défi a été de trouver l’équilibre entre le besoin d’innovation et de protection de la vie privée. Le CCM a reçu des plaintes au sujet de la publication en ligne de données personnelles tirées d’archives judiciaires. En 2017, l’organisation a appris que Globe 24h.com, un site roumain, avait publié des données judiciaires personnelles et demandait 350 $ aux internautes qui voulaient faire supprimer leurs données.

« Le public est au fait des problématiques d’accès à la justice, mais on s’inquiète aussi de plus en plus du partage de l’information sur les réseaux sociaux, explique Me Felsky. Nous savons qu’il y a de la mésinformation en ligne et que des personnes sont victimes de harcèlement par le biais de leurs propres données. Les tribunaux doivent trouver le juste équilibre. »

Le projet pilote couvre les décisions judiciaires. Les participants négocieront avec les tribunaux de la Colombie-Britannique afin de déterminer ce qui devrait figurer dans les ententes contractuelles requises pour permettre aux participants d'utiliser les données. Ils accéderont aux données par l’interface de protocole d’application de l’éditeur juridique. Il leur sera interdit de republier les données, et ils seront tenus de supprimer les données à la fin du projet.

« Si nous n’avons pas rendu les données disponibles par le passé, c’était parce que les ententes nécessaires manquaient, relate Sarah Sutherland, présidente et chef de la direction de CanLII. Nous avons les licences de publication des documents judiciaires, mais pas la permission de les retransmettre de toutes les façons. Les tribunaux sont prêts à ce changement et à cette optique de flexibilité et d’accessibilité accrue. »

L’accès de masse aux données juridiques est une problématique de longue date dans les entreprises juridiques technologiques canadiennes. De nombreuses jeunes entreprises de ce domaine, surtout celles qui se spécialisent dans la recherche juridique, désirent cet accès pour créer de nouvelles technologies. En général, les tribunaux avaient l’habitude de traiter les demandes au cas par cas, la plupart d’entre elles provenant d’éditeurs traditionnels. Aujourd’hui, il y a différents groupes, allant des sociétés de cartes de crédit aux organismes de bienfaisance, qui souhaitent mettre la main sur des données en vue d’usages qui vont au-delà des décisions judiciaires, étendant les demandes aux déclarations, aux ordonnances judiciaires, aux observations de détermination de la peine en instance pénale et aux statistiques sur la charge de travail de la magistrature.

L’assurance de l’intégrité des données sera surveillée de près. Il n’y a pas de système centralisé permettant aux tribunaux de mettre à jour les décisions publiées. Les tribunaux s’adressent individuellement aux éditeurs pour tout changement.

 « L’idée est d’avoir un contrat où vous pouvez conserver l’intégrité des données, précise Me Felsky. Les décisions sont publiées, mais certaines sont modifiées plus tard, par exemple celles interdites de publication. Il faut alors les chercher dans la base de données. Quelques décisions sont aussi caviardées ou retirées. Certains États américains n’ont pas de contrats et permettent à tout un chacun de publier leurs données. Certains tribunaux américains mettent en garde en disant qu’il ne faut pas se fier aux données qui ne proviennent pas des tribunaux. Ici, nous faisons les choses différemment. »

Espérons qu’après le projet pilote, les tribunaux canadiens adopteront les lignes directrices et le modèle contractuel. Mais d’autres problèmes de protection de la vie privée demeurent. En Europe, l’article 17 du Règlement général sur la protection des données (RGPD) accorde aux utilisateurs le « droit à l’oubli » et celui de faire supprimer leurs données personnelles. Certains tribunaux européens ont adopté le droit à l’oubli garanti par le RGPD, autorisant le caviardage de certains renseignements personnels.

La question est de savoir quelles données devraient être mises à la disposition du public et qu’est-ce qui constitue un accès public aux données judiciaires.

« La technologie a jeté la lumière sur des masses de données judiciaires qui dormaient dans l’ombre, commente Me Felsky. Les tribunaux recèlent de trésors, un eldorado caché se chiffrant à deux millions de décisions consultables sur CanLII. Il nous faut supprimer les renseignements personnels. Ça n’a jamais été le but premier. CanLII reçoit sans cesse des demandes de retrait de décisions. Est-il nécessaire de conserver certains types de données en ligne pour toujours? »

Il faut aussi mettre l’accent sur l’information du public, notamment au sujet de tous les changements apportés dans les tribunaux grâce à l’évolution technologique. Me Felsky recommande l’ajout, dans les formulaires juridiques, d’informations sur la collecte et l’utilisation des données personnelles. Il espère que le projet pilote ouvrira la porte à des projets sur les documents judiciaires et les dossiers internes des tribunaux. « Il nous faut donner aux gens la possibilité de prendre des décisions éclairées quant à leurs données. Nous progressons lentement », conclut-il.