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Entrevue avec le juge en chef

Richard Wagner nous a parlé de l’indépendance de la magistrature, de nos nombreuses traditions juridiques difficilement réconciliables et de son optimisme quant à l'avenir de notre système de justice.

The Chief Justice of the Supreme Court of Canada, Richard Wagner
The Chief Justice of the Supreme Court of Canada, Richard Wagner Blair Gable

ABC National s’est entretenu avec le juge en chef de la Cour suprême du Canada après son allocution à l’assemblée générale annuelle de l’ABC. Il a été question de l’indépendance de la magistrature, de nos nombreuses traditions juridiques difficilement réconciliables et de l’espérance qu’il nourrit à l’égard de notre système de justice.

ABC National : Vous avez parlé de l’indépendance de la magistrature aujourd’hui. C’est partout dans les manchettes : l’ingérence politique menace l’autonomie des juges, que ce soit aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou ici même, au Canada, trois bastions de la démocratie libérale. Êtes-vous préoccupé par une augmentation perçue des atteintes à l’appareil judiciaire? Selon vous, comment pourrait-on consolider l’indépendance de la magistrature au Canada?

Juge en chef Richard Wagner : Eh bien, tout d’abord, je veux être bien clair sur une chose : je pense que le Canada jouit d’une position extrêmement privilégiée à ce sujet. L’indépendance de la magistrature est beaucoup plus forte ici qu’ailleurs dans le monde, à mon avis. Cela dit, il ne faudrait pas tenir les choses pour acquises, et c’est là que réside le danger. Parce que dans d’autres pays, pas si loin de nous, censés être des modèles de démocratie, l’indépendance de la magistrature est en péril. Il faut y réfléchir, et il ne faut pas laisser passer ne serait-ce qu’une seule attaque contre ce principe, ou ce serait le début de la fin. C’est pourquoi je crois qu’il est nécessaire de maintenir le discours [public] qui défend cette indépendance pour la place fondamentale qu’elle occupe dans notre démocratie et notre droit à la liberté.

National : Est-il plus difficile, dans le contexte actuel, d’obtenir l’aide de vos alliés du secteur public qui comprennent l’importance de défendre cette autonomie de l’appareil judiciaire?

R.W. : Nous avons le privilège de pouvoir compter sur des alliés comme l’ABC, qui a toujours défendu l’indépendance judiciaire. Chaque fois que la magistrature ou le travail d’un juge a été menacé, elle nous a défendus. Nous avons besoin de ce genre de soutien, nous qui ne pouvons pas nous défendre publiquement. Ce que nous pouvons faire en revanche, et cela a été au cœur de mon mandat de juge en chef au cours des deux dernières années, c’est d’inviter les membres de la magistrature à parler de leur travail. Les juges doivent expliquer au public qui ils sont, d’où ils viennent, comment ils sont nommés, ce qu’ils font et comment ils le font. Plus les gens entendront parler de nous, plus nous aurons de crédibilité à leurs yeux. Et plus nous leur donnerons d’information, plus ils se rendront compte qu’ils ont un bon système – probablement l’un des meilleurs dans le monde – et des juges bien formés.

National : Concernant la clause de dérogation, qui selon vous maintient l’équilibre démocratique au Canada, certains détracteurs craignent qu’elle se retrouve directement dans les lois pour tuer dans l’œuf toute tentative de contestation en cour. Avez-vous une opinion à ce sujet?

R.W. : Selon moi, ce n’est pas au juge de décider ce que l’assemblée législative et le pouvoir exécutif doivent faire, et ce n’est pas non plus son rôle de se prononcer à ce sujet. Eux seuls peuvent décider de la façon d’adopter leurs lois.

National : Il y a du hasard dans les types d’affaires entendues par la Cour suprême. Voyez-vous tout de même un fil conducteur dans les dossiers qu’on vous confie ou les questions qu’on vous demande de trancher?

R.W. : Il s’agit en bonne partie d’affaires criminelles ou constitutionnelles. Nous entendons les causes qui sont d’intérêt public, celles où il y a eu un appel controversé, par exemple sur la base de l’interprétation de la loi, et d’autres qui nous sont référées par les gouvernements. L’an dernier, nous avons rendu un arrêt sur les puits abandonnés et la responsabilité des compagnies qui exploitent les puits, même après une faillite, dans la dépollution de l’environnement. Le mois prochain, nous entendrons une cause concernant la taxe sur le carbone. Et nous n’avons certainement pas fini de nous pencher sur des questions liées à l’environnement. Autre sujet qui sera examiné par la Cour suprême : les droits des Autochtones. Nous sommes en pleine réconciliation, alors je ne serais pas surpris que de nouvelles affaires autochtones soient bientôt portées à notre attention.

National : Le travail de la Cour suprême consiste en partie à jouer les médiateurs entre les différents systèmes de justice : la common law, le droit civil québécois et, depuis trente ou quarante ans, les traditions juridiques autochtones. Selon vous, quels défis peut représenter la réconciliation de toutes ces traditions pour la Cour?

R.W. : D’emblée, notre culture juridique est fondée sur la diversité. Non seulement il y a la common law et le droit civil, mais nous sommes aussi appelés à interpréter des traités qui datent de plusieurs siècles, conclus entre les Européens et les Autochtones pour reconnaître à ces derniers le statut de société organisée autour de principes et de valeurs distinctes. Il ne faut pas l’oublier. Tout comme la common law influe sur le droit civil et vice-versa, les principes, valeurs et modes de vie autochtones promettent aussi d’influencer la prise de décisions.

National : Ce n’est pas un peu la pagaille parfois?

R.W. : Je n’irais pas jusqu’à dire cela. Dans ce contexte, les décisions n’ont rien de facile, mais c’est à nous de les prendre, et de prendre les bonnes.

National : En tant que président honoraire du Comité national d’action sur l’accès à la justice en matière civile et familiale, où croyez-vous que se situent les besoins les plus pressants, et concrètement, comment pensez-vous qu’il serait possible d’y répondre?

R.W. : Je crois que l’argent est le nœud du problème. Ça et le dépassement des délais. Et vous savez, en ce qui a trait aux programmes d’aide juridique, l’investissement demeure trop bas pour que la population puisse en profiter. Ça continue d’être cher, et je suggérerais au gouvernement d’envisager sérieusement de bonifier les sommes consacrées à l’aide juridique, parce que des études crédibles aux États-Unis et au Canada montrent que pour chaque dollar investi dans ces programmes, le retour est de six dollars, voire dix dans certains cas. Mais ce n’est là qu’une partie de la solution. L’accès à la justice est une question épineuse. Chaque acteur a sa part d’efforts à fournir : les juges doivent faciliter l’exercice des recours; le gouvernement doit accroître l’aide juridique, si possible; et le barreau et les ordres professionnels doivent aussi mettre la main à la pâte.

National : Y a-t-il quelque chose dans la profession juridique qui vous rend optimiste – ou pessimiste – à l’heure actuelle?

R.W. : Je ne suis pas pessimiste. Je suis optimiste, et pour cause : aujourd’hui, je crois, tout le monde se préoccupe de l’accès à la justice, et ça se reflète dans la pratique. Quand la Cour suprême a rendu l’arrêt Jordan il y a quelques années, c’était un drapeau rouge, et les gouvernements ont réagi. Ils ont revu à la hausse le budget du système judiciaire, parent pauvre depuis tant d’années dans toutes les provinces. L’arrêt Jordan a fait prendre conscience aux gouvernements du Canada qu’ils devaient investir dans le système, alors ils l’ont fait. Ce n’est pas parfait, mais c’est mieux qu’avant, alors je crois que nous allons dans la bonne direction. Les ordres professionnels agissent eux aussi et les avocats et juges ont commencé à changer leurs pratiques.

National : Les observateurs de la Cour ont remarqué des dissidences plus fréquentes – ou du moins des décisions rarement unanimes – sous votre autorité. Qu’en pensez-vous?

R.W. : Cela varie d’une année à l’autre. Vous savez, d’un point de vue historique, il y a des années où les dissidences sont nombreuses, d’autres où ce n’est pas le cas. Certaines années, les motifs concordants sont plus nombreux. Alors il faut faire attention, les statistiques ne sont pas toujours simples à interpréter. Et il faut savoir aussi que la dissidence fait partie de notre ADN. Nous avons un système de justice où, à cause de l’indépendance de la magistrature, tout le monde [à la Cour] a voix au chapitre et peut rédiger une décision. Et au Canada, nous sommes neuf juges issus de provinces différentes qui ne parlons pas la même langue, qui appartenons à des cultures distinctes et qui n’avons pas reçu la même formation. On ne peut pas s’attendre à ce que neuf personnes soient toutes d’accord sur chaque question de droit. Non. C’est ce qu’on verrait dans un régime totalitaire par contre, dans les pays où il n’y a aucune différence entre un juge et un politicien. Heureusement, au Canada, ce n’est pas le cas.

National : La communauté juridique a été peinée d’apprendre le décès de Peter Hogg, dont le manuel est, paraît-il, le plus cité par la Cour suprême. Selon vous, quelle a été sa plus grande contribution à la pensée juridique?

R.W. : J’ai rencontré M. Hogg à quelques occasions. C’est l’un de nos meilleurs auteurs dans le domaine du droit, vous savez. Il a été le premier à postuler que le pouvoir de la magistrature d’abolir des lois doit s’inscrire dans un dialogue entre cette dernière et le Parlement. Je trouve que c’est une théorie assez intéressante et plutôt juste. C’est l’idée maîtresse de ses travaux sur le droit constitutionnel.

National : Nous sommes curieux de savoir quel est un livre qui vous a marqué. Peut-être y en a-t-il plusieurs?

R.W. : C’est difficile à dire, étant donné que j’ai lu pas mal de livres dans ma vie… Il y a peut-être ce livre que j’ai lu, quand j’étais plus jeune [qui m’a marqué] : Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy. C’était l’histoire de la réalité canadienne-française de Montréal [dans les années 1940s]. Il y avait quelque chose de très juste à propos de cette histoire. Je l’ai peut-être lu dans des circonstances, en grandissant, où j’étais susceptible d’apprécier ce genre de littérature.

Cette entrevue a été révisée et abrégée pour fins de publication.