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Des actifs non conventionnels

Les juristes doivent se familiariser avec les risques associés à la gestion des actifs numériques de leurs clients.

Des actifs non conventionnels

Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, le bitcoin continue de gagner en popularité au Canada et dans le monde. Selon une étude réalisée en 2021, 1,2 million de Canadiens (soit 3,2 % de la population) détiendraient aujourd’hui des bitcoins. Des fonds négociés en bourse (FNB) ont été créés cette année au Canada pour permettre aux individus d’investir dans les bitcoins en réglant pour eux le problème technique de leur stockage. La forte volatilité du bitcoin depuis sa création n’a en rien refroidi l’intérêt pour la nouvelle approche qu’il propose en matière de valeur.

Le bitcoin n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il fait partie d’une toute nouvelle catégorie d’actifs numériques qui compte aussi l’ether, les jetons ERC-20, les jetons non fongibles (NFT), les cryptomonnaies stables et une multitude d’autres protocoles émergents où les transactions sont enregistrées de manière permanente dans une chaîne de blocs sur un réseau.

Avec la popularité croissante des actifs numériques, il est inévitable que les individus, les familles et les entreprises qui en détiennent se retrouvent un jour parmi la clientèle de votre cabinet, quelle que soit sa taille. Et les avocats plaidants, les fiscalistes, les conseillers d’entreprise et les juristes spécialisés en droit de la famille, en droit successoral ou en insolvabilité seront, d’une façon ou d’une autre, aux prises avec des questions liées aux actifs numériques.

Il est crucial pour les juristes de comprendre que les actifs numériques ne fonctionnent pas comme les actifs auxquels ils ont ordinairement affaire. Pour résumer, les transactions sont regroupées dans un bloc, lequel est rattaché au bloc qui le précède immédiatement. Dans le cas des bitcoins, un nouveau bloc est créé toutes les 10 minutes et chaque bloc peut contenir jusqu’à 3 000 transactions (ou tout ce qui peut tenir dans 1 Mo de données). À titre d’exemple, voici le bloc 688 618, qui a été traité le 23 juin et contient 3 314 transactions portant sur 29 285 bitcoins (l’équivalent de 1,2 milliard de dollars canadiens).

Cette technologie permet de créer un registre permanent de la totalité des transactions effectuées sur le réseau. Chaque bitcoin peut être ainsi retracé, à travers tous ses propriétaires, jusqu’à son point d’origine (sa création au moyen du minage). C’est pourquoi les transactions ne peuvent être ni inversées, ni annulées, ni modifiées une fois qu’elles ont été placées dans un bloc et ajoutées à la chaîne – même en cas d’erreur (actif numérique trop grand, mauvaise adresse de destination).

Cette conception suppose l’usage d’une signature numérique. Les actifs sont conservés à des adresses spécifiques, et à chaque adresse correspond une clé privée qui permet d’autoriser une transaction sur la chaîne à cette adresse. La clé privée devient ainsi, concrètement, la représentation des actifs numériques dans le monde réel.

Les clés privées doivent donc nécessairement faire l’objet de mesures de sécurité, d’une planification et de protocoles adéquats. C’est là que le juriste entre en scène et que des questions fondamentales se posent. L’exécuteur testamentaire a-t-il l’accès exclusif aux clés privées afin qu’il puisse mettre en œuvre le plan successoral? Comment une entreprise proposant des actifs numériques comme garantie peut-elle, techniquement, offrir une telle garantie? Des questions épineuses pour lesquelles il existe des solutions techniques, mais pas nécessairement juridiques.

Une gestion déficiente des clés, qui peuvent être perdues ou tomber en de mauvaises mains, peut entraîner la perte complète et irréversible des actifs numériques détenus dans le portefeuille. Tout récemment, le fournisseur de services cryptographiques Fireblocks a effectué une mauvaise sauvegarde d’un ensemble de clés. En conséquence, la clé d’origine a été perdue, et 75 millions de dollars en ether sont devenus à jamais inaccessibles. Un juriste ayant la garde d’une clé privée sans formation appropriée pourrait commettre la même erreur et être tenu pour responsable.

Dans le domaine des testaments et successions, les juristes aident souvent leurs clients à conserver des documents, des mots de passe et des renseignements qui aideront l’exécuteur testamentaire à administrer la succession en temps opportun. Offrir le même service pour des clés privées requiert de solides compétences techniques.

Certaines solutions techniques permettent de réduire le risque pour les juristes et leurs clients. On peut créer des adresses multisignatures, qui nécessitent l’utilisation de plusieurs clés privées pour autoriser une transaction. Selon une configuration courante, une transaction pourrait être autorisée par trois des cinq détenteurs de clés privées. Dans un tel arrangement, un juriste pourrait détenir l’une des clés et ainsi jouer son rôle dans un plan d’entreprise ou un plan successoral sans devenir un point de défaillance. Encore une fois, il ne s’agit pas de solutions juridiques, mais de solutions techniques que le juriste doit savoir créer et gérer.

Les opinions sur la viabilité du bitcoin et des actifs numériques divergent, et j’ai eu de nombreuses discussions animées avec les détracteurs de ce type de véhicules. Cependant, même les juristes les plus sceptiques doivent faire avec les choix de leurs clients. Or, la capacité des juristes à appréhender cette nouvelle technologie ne pourra se fonder sur la jurisprudence ou un précédent solide. S’ils souhaitent protéger les intérêts de leurs clients, ils devront prendre le temps de bien comprendre les techniques sous-jacentes afin de pouvoir fournir des conseils appropriés, en respectant leurs limites. Traiter les actifs numériques de la même manière que les autres catégories d’actifs les mènera a à la catastrophe.