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Embaucher avec diligence

Pour les cabinets juridiques, le recrutement latéral peut être une affaire risquée.

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Illustration by Pierre-Paul Pariseau

Rares sont les nouvelles aussi commentées dans le monde juridique que l’embauche, par un cabinet d’avocats, d’un transfuge d’un cabinet concurrent à titre d’associé principal. Natu­rellement, il s’agit souvent d’une affaire de « gros sous » et de fortes personnalités. C’est aussi une façon, pour le cabinet qui embauche, de prouver qu’il a la ferme intention d’accroître son expertise et ses affaires dans une branche donnée de l’exercice du droit.

Il n’est donc pas surprenant de constater que l’embauche de transfuges d’autres cabinets est considérée comme une victoire pour le cabinet d’arrivée. Pourtant, des données récentes suggèrent que cela pourrait ne pas toujours être le cas. Qui plus est, nombreux sont les risques dont les cabinets doivent tenir compte lorsqu’ils embauchent un transfuge pour éviter d’avoir à s’en repentir.

Les données récentes provenant des États-Unis et du Royaume-Uni suggèrent que cette stratégie de croissance pourrait ne pas être aussi bénéfique que prévu. Le 2013 Lateral Report (rapport sur l’embauche latérale) publié par American Lawyer révèle que les cabinets américains les plus florissants parmi les 200 plus importants ont le taux le plus faible d’embauche latérale, soit un pour cent par an. Malgré le fait que 96 % des associés directeurs disent s’atten­dre à embaucher un transfuge dans les deux prochaines années, seuls 28 % déclarent que cela s’est avéré une stratégie efficace par le passé. Au Royaume-Uni, The Lawyer a récemment analysé 1 944 transferts latéraux et découvert que dans les trois ans qui suivaient, les transfuges avaient quitté le cabinet; chiffre qui s’enfle pour atteindre 44 % après cinq ans.

Pourquoi un taux d’échec si élevé? Principalement parce que les cabinets, soit ignorent les risques qu’ils courent, soit ne vérifient pas assez minutieusement si le choix du candidat est judicieux, des points de vue professionnel et personnel.

« Certaines des erreurs les plus graves sont commises lorsque les transfuges sont embauchés en hâte, en l’absence d’une diligence, d’une intégration et d’une supervision adéquates », déclare Anthony Davis, associé chez Hinshaw & Culbertson à New York. Selon Simon Chester, associé chez Heenan Blaikie à Toronto, l’erreur la plus grave commise par les cabinets, c’est « de tomber amoureux trop vite ».

Du point de vue des affaires, il y a bien sûr, le manque classique de vérification de l’existence de conflits. Mais ce n’est pas tout, dit Me Davis, « vous pouvez vous retrouver avec des avocats moins compétents qu’ils ne le prétendent, des juristes avisés par les instances disciplinaires qui ont été ou sont poursuivis pour faute pro­fessionnelle, et des juristes en froid avec le fisc, ou qui [cau­se­raient] d’autres pro­blèmes de ressources humaines importants ».

Non moins importants, mais souvent négligés, sont les dommages que peut causer à votre cabinet et à sa culture, une personne qui s’y intègre mal. Selon Warren Smith, associé directeur chez The Counsel Network à Vancouver, les transfuges peuvent bouleverser l’équilibre interne d’un cabinet. « Ce qui pourrait motiver, deux ou trois ans plus tard, le  départ d’associés précieux qui, ensemble, génèrent plus du double des recettes du transfuge », dit-il.

Les cabinets devraient en outre se méfier des transfuges en série qui révèlent une tendance au nomadisme entre cabinets. « Votre cabinet sera-t-il leur dernier arrêt ou le dernier… avant le prochain », déclare Mitch Kowalski, avocat à Toronto et auteur du livre Avoiding Extinction: Reimagining Legal Services for the 21st Century (Éviter l’extinction : réinventer l’image des services juridiques pour le 21e siècle). « Et vous devez évaluer les dommages futurs. Leurs assistants pourraient les suivre, et leurs recettes aussi. Il s’agit de problèmes bien réels qu’il faut envisager. »

Cela aide si les associés du cabinet qui embauche font montre d’un peu d’introspection. Ainsi, le bureau de Vancouver de Blake, Cassels & Graydon s’est considérablement développé grâce à des embauches latérales. Au cours des 10 dernières années, les effectifs du cabinet ont doublé, car il était ouvert aux embauches latérales, dit Bill Maclagan, l’associé directeur du ca­binet à Vancouver, « il faut un groupe existant d’associés et d’a­vocats qui sont prêts à se dire : “aussi forts et fiers de nous que nous soyons, d’autres pourraient se joindre à nous et renforcer l’équipe”, vous devez vous assurer que tous pensent la même chose et que vos avocats actuels sont d’accord et prêts à les accueillir et à les aider à prospérer ».

En fin de compte, pourtant, ce sont « le jugement, l’intégrité, l’intelligence et les valeurs culturelles » du candidat qui doivent correspondre à ceux du cabinet, dit Me Chester. Pour bien le faire, il faut être très diligent.

Au plan professionnel, commencez par demander à l’avocat de fournir toutes sortes de renseignements importants, dit Me Smith, « la plupart des cabinets utilisent un questionnaire destiné aux associés trans­fuges qui inclut des déclarations, la productivité, les rapports, les collectes et le pourcentage d’affaires généré par les clients de l’avocat, le tout échelonné sur trois à cinq ans ». Quant à lui, Me Davis recommande que le questionnaire soit « approfondi, vérifié par les avocats du cabinet spécialisés en droit du travail et de l’emploi, et présenté aux transfuges dès le départ pour leur montrer que le cabinet ne plaisante pas à ce sujet et que le processus ne se poursuivra que si toutes les questions ont une réponse ».

« Discutez franchement pour déterminer les possibles conflits d’intérêts », dit Me Chester. Assurez-vous que l’on vous donne une liste complète de clients afin de la comparer avec le contenu de la base de données du cabinet pour détecter tout chevauchement, car vous devez absolument le savoir à l’avance. »

Et, n’oubliez pas les éléments fondamentaux : scrutez le curriculum vitæ de l’avocat, ses déplacements entre les cabinets et sa réputation dans le monde juridique. « Vous seriez étonné d’entendre combien de cabinets sont tellement heureux à l’idée d’avoir ferré un associé dont les revenus sont de 3 millions de dollars qu’ils en oublient tout, sauf la nécessité de l’amener à bord » dit Me Smith.

Quant à la personnalité de l’avocat, selon Me Maclagan, mieux vaut se fier à l’expérience : « si vous connaissez très bien le marché et ceux qui y sont, vous vous serez déjà mesuré avec l’avocat et saurez le genre de personne à qui vous avez affaire ».

Ou faites ce que le monde des affaires fait depuis des années. « C’est très rare, mais de plus en plus font un test de personnalité complet », dit Me Davis. « Les transfuges et les cabinets ont plus de chances de réussir s’il s’agit d’un “partageur”. Et aucune société majeure n’embaucherait un cadre de direction sans faire de test de personnalité. »

Me Chester recommande en outre que les cabinets adoptent une approche d’équipe pour l’embauche latérale. Les avocats “[transfuges]” doivent être interrogés minutieusement par toutes sortes de gens, y compris ceux qui travailleront avec eux », dit-il. « Certains cabinets ont deux équipes, celle qui accueille l’avocat et une autre qui parle des finances. »

Enfin, Me Davis recommande de centraliser le processus d’embauche. De cette façon, « la responsabilité ne pèse pas uniquement sur le dirigeant du cabinet ou sur l’avocat qui a recommandé le transfuge, mais elle est canalisée à travers une personne qui s’occupe de toutes les embauches latérales », dit-il.

« Il ne fait aucun doute que rien de cela n’est facile » dit Me Kowalski. Personne ne souhaite qu’un candidat se croit placé sous le microscope et perde intérêt. Cependant, pour minimiser les risques inhérents à l’embauche d’un transfuge, les cabinets ont peu de choix. « Si vous êtes face à une personne peu encline à fournir des renseignements de qualité, vous devez vous demander si c’est le genre de personne que vous devriez ajouter au cabinet », dit-il. « Vous devez vraiment avoir toutes les informations pertinentes au sujet de cette personne, sinon vous forgez votre propre malheur. »

Faire un effort supplémentaire

«Lorsque les cabinets d’avocats embauchent un juriste venant d’un autre cabinet, ils doivent connaître les risques qu’ils courent et veiller à prendre les mesures nécessaires pour atténuer ces ris­ques. Cependant, certains autres risques peuvent ne pas être évidents et doivent être pris en compte par le cabinet qui suit un tel processus. Voici certains d’entre eux, plus en détails.

Financiers

Bien que la valeur des volumes d’affaires et de la facturation annuelle des avocats soit essentielle, leur situation financière personnelle ne devrait pas être ignorée.

D’une part, vous devriez « vous assurer que les avocats sont en règle avec le fisc », dit Simon Chester, associé chez Heenan Blaikie à Toronto. « Vous ne voulez pas embaucher quelqu’un à la limite de l’insolvabilité. »

Et Anthony Davis, associé et membre du groupe des avocats au service de la profession chez Hinshaw & Culbertson à New York d’ajouter : « Je veux savoir si les gens ont des dettes importantes, car si c’est le cas, ils vivront une pression financière. Et si c’est le cas, j’ai peur qu’ils ne respectent pas mes règles quant à l’acceptation d’un client, qu’ils fassent fi des règles du cabinet sur les conflits ou qu’ils fassent n’importe quoi pour générer des recettes sans égards aux risques ».

Clients

Il est essentiel d’examiner la liste des clients d’un avocat transfuge pour y trouver de possibles conflits d’intérêts, mais non moins crucial est le fait de s’assurer que ces clients s’intègrent bien avec l’image que le cabinet s’efforce de projeter.

« Vous devriez regarder la liste des clients pour vous assurer que l’avocat a le genre de clients que le cabinet aime représenter » dit Me Chester. « Cela va plus loin que les volumes d’affaires, les clients doivent être compatibles avec l’approche du cabinet et ses choix quant aux clients avec lesquels il traite. »

Selon Bill Maclagan, associé directeur chez Blakes de Vancouver, « vous devez savoir si ces clients vont s’intégrer dans la structure nationale ou régionale du cabinet, que ce soit au niveau des conflits de nature commerciale ou pour toute autre raison. »

Données

Certains des risques les plus nouveaux sont liés aux données électroniques numériques que l’avo­­cat transfuge apportera au ca­binet puisqu’il s’agit d’un point qui exige une grande prudence. 

« Les avocats pourraient apporter des renseignements que ni eux, ni votre cabinet ne sont autorisés à posséder », déclare Me Davis, « tels que des clients et des renseignements qui sont la propriété exclusive de leur ancien cabinet ou de clients qui n’ont pas été transférés à votre cabinet. Cela pourrait constituer une grave violation des règles de confidentialité, et vous y avez participé puisque vous avez accepté les données. »

Productivité

La plupart des clients s’attendent à ce qu’un avocat qui a un grand volume d’affaires s’installe et commence immédiatement à produire au même rythme. Cependant, c’est une attente déraisonnable.

« Vous devez réaliser que dans la plupart des changements de cabinet, tout avocat perd un peu de terrain lorsqu’il ferme ses portes et les rouvre ailleurs », déclare Warren Smith, associé directeur chez The Counsel Network à Vancouver. « On constate géné­ralement une baisse de 20 à 30 % de son chiffre d’affaires en raison de la logistique. Les cabinets doivent donc être réalistes et gérer leurs attentes. »