Passer au contenu

Juriste-entrepreneur

Ouvrir la voie à une carrière juridique réussie avec votre sens des affaires.

.

C’est l’annonce d’un cours en construction de bateau qui a frappé Michael Bell, avocat d’Ottawa en droit de l’immigration. Ce n’est pas qu’il envisageait un changement de carrière — ses racines terre-neuviennes sont profondes, mais pas à ce point. Ce qui a attiré son attention est ce qui lui paraissait constituer un ajout évi­­dent à tout curriculum, que ce soit pour devenir constructeur de bateaux ou avocat.

« C’était un programme de formation de deux ans en réparation et finition intérieure de yachts », raconte-t-il.

« La moitié de la deuxième année était consacrée à l’entrepreneuriat et à la création et la gestion d’une entreprise. Autrement dit, le quart de cette formation en construction et réparation de bateaux était conçu pour vous apprendre à gérer votre carrière comme une entreprise. Et je me suis dit : “Wow! Ils ont compris cela dans les arts et métiers, et ils ne le comprennent toujours pas en droit?” »

Michael Bell confesse qu’il ne connaissait rien à la gestion d’une entreprise lorsqu’il a terminé ses études de droit en 1989. Une faille dans les programmes des fa­cu­l­tés de droit du pays, selon lui.

« Comment gérer un budget, la publicité, la promotion? Comment gérer les infrastructures, l’équipement, le mobilier et tenir tout ça en équilibre? », demande-t-il. Dans une profession où la moitié au moins du travail est administratif, dit-il, il faut soit savoir comment tenir la boutique, soit trouver des gens capables de nous aider à éviter des erreurs coûteuses.

« Comment trouver un aide-comptable? Comment gère-t-on la facturation? Si l’on ne le sait pas soi-même, comment former son personnel pour bénéficier de ces compétences? »

C’est dans le but de mieux faire face au paysage changeant de l’industrie du droit et à la rareté grandissante des postes de stagiaire que le Barreau du Haut-Canada a lancé en septembre 2014 son Programme de pratique du droit.

L’Université Ryerson assure la livraison de ce programme pilote de huit mois en anglais, tandis que l’Université d’Ottawa s’occupe de la version française. Le Programme est composé de huit modules couvrant le droit immobilier, le contentieux civil, les testaments et la planification successorale, le droit pénal, le droit commercial, le droit administratif, le droit de la famille et enfin la création et la gestion d’un cabinet. Dans le cadre des activités d’un cabinet fictif, les étudiants sont initiés à l’élaboration d’un plan d’affaires, la gestion de cabinet assistée par ordinateur, la gestion du temps, la facturation, la communication avec la clientèle, la prise de décisions straté­giques, la rédaction juri­dique, la plaidoirie orale et le réseautage. La formation se termine par un stage non rémunéré de quatre mois dans un milieu de travail juridique.

« L’assurance d’être autonome et de savoir fonder, grâce à sa formation juridique, un cabinet ou tout autre type d’entreprise est une compétence essentielle pour les avocats », soutient Marie Bountrogianni, doyenne par intérim de la Faculté de la formation continue de l’Université Ryerson. « J’incline à croire qu’il s’agit d’une compétence essentielle pour la plupart des diplômés dans l’économie d’aujourd’hui. C’est la nou­velle normalité. »

L’annonce récente de la dissolution d’Heenan Blaikie — l’un des cabinets les plus prestigieux du Canada, employant quelque 500 avocats — « a provoqué une vague d’effroi chez les jeunes avocats », ajoute Marie Bountrogianni, chercheuse spécialisée dans le sous-emploi.

« Le Canada est l’une des sociétés les plus éduquées au monde, mais aussi, malheureusement, l’une des sociétés où les diplômés et les nouveaux arrivants sont les plus sous-employés », déplore-t-elle. « L’une des recommandations qui ressortent des consultations auprès de l’industrie, des chercheurs et des syndicats est qu’il faut inclure dans la formation des compétences entrepreneuriales. »

Adeel Mulla est étudiant de troisième année en droit à l’Uni­versité d’Alberta et président de son association étudiante. Selon lui, le Programme de pratique du droit est « un moyen de ré­pondre aux exigences des stages ». Mais il a le sentiment que les pratiques commerciales de base pourraient facilement être incorporées au curriculum actuel des facultés de droit.

« Nous devons tous suivre le cours “Responsabilité professionnelle”, qui traite exclusivement de déontologie », explique-t-il. « Je crois que le meilleur moyen d’introduire les pratiques commerciales dans notre formation serait d’y consacrer un mo­dule dans ce cours. »

Mulla croit que la création d’un cours distinct entièrement consacré au sujet n’est pas nécessaire — ni même possible, compte tenu de la charge de travail actuelle du programme de droit. Mais une formation commerciale de base serait, selon lui, profitable pour tous les avocats, qu’ils aient l’intention d’exercer seuls ou dans un grand cabinet.

« Beaucoup de gens vont se retrouver indépendants, c’est presque inévitable », confie-t-il. « Mais même dans les grands cabinets, il peut être profitable de connaître les aspects commerciaux de la direction d’un cabinet. Pour devenir associé, il faut faire montre d’un sens aigu des affaires et savoir fidéliser la clientèle. Règle générale, les personnes qui réussissent dans les grands cabinets et deviennent associées sont celles qui maîtri­sent ces choses. Il ne suffit pas d’être un brillant avocat, il faut aussi un certain esprit entrepreneurial. C’est bien connu dans le milieu. »

Chris Bentley, directeur gé­néral du Programme de pratique du droit à l’Université Ryerson, affirme que des « bou­leversements incroyables » sont en cours et transformeront la façon dont le droit est exercé, l’utilisation que les avocats font de leur formation juridique et la structure même de la profession.

« Nos recherches nous ont montré que les aspects commerciaux de la profession pouvaient être maîtrisés grâce à la formation continue et à des programmes axés sur les compétences », explique-t-il. « Sauf que les candidats et les étudiants devraient y être initiés beaucoup plus tôt. Une partie importante du Programme de pratique du droit est consacrée à la question de savoir comment servir ses clients tout en dirigeant son entreprise. Les compétences relatives au professionnalisme, à la déontologie, à la gestion du temps sont totalement intégrées. »

Michael Bell croit aussi que les nouveaux avocats devront être beaucoup plus entreprenants et savoir se démarquer dans le nouveau paysage juridique.

« Le marché de l’emploi est complètement différent pour les jeunes avocats », affirme-t-il. « Il y a maintenant des techniciens juridiques et des consultants qui s’occupent du genre de travail qu’on avait l’habitude de confier aux avocats débutants. Les techniciens juridiques font désormais les cours de petites créances. Les nouveaux avocats devront savoir élaborer un plan d’affaires. Ils devront savoir comment se faire connaître. Les avocats sont plus nombreux que jamais, et d’autres encore sont en formation; le marché de l’emploi est en train de devenir extrêmement dur et je crois que les attentes des jeunes avocats à l’égard de leur entrée sur le marché du travail ne sont pas réa­listes. »