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Le bien-être animal enfin pris au sérieux au Canada

Serions-nous au cœur d’un moment charnière quant à la façon dont notre société perçoit – et protège – les animaux et leurs droits?

Testing cosmetics on animals

Le plus récent indice à cet effet est l’adoption de deux lois fédérales qui interdiront les essais de cosmétiques sur les animaux et élimineront progressivement le recours aux animaux dans les essais de toxicité chimique.

Le projet de loi S-5, qui propose une refonte de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, est entré en vigueur le 13 juin 2023, établissant une feuille de route pour éliminer progressivement les essais de toxicité sur les animaux d’ici 2035, une promesse des libéraux lors des dernières élections fédérales.

Une semaine plus tard, le 22 juin 2023, le projet de loi C-47, Loi no 1 d’exécution du budget de 2023, était adopté, promulguant une interdiction des essais de cosmétiques sur les animaux, qualifiés de « cruels et inutiles » par le ministre fédéral de la Santé, Jean-Yves Duclos. La Loi interdit la vente de cosmétiques s’appuyant sur de nouvelles données tirées d’essais conduits sur des animaux pour établir la sûreté du produit et l’étiquetage trompeur au sujet des essais, y compris pour les produits importés. 

« Nous sommes au milieu d’une transformation majeure », dit Camille Labchuk, avocate spécialisée dans les droits des animaux et directrice générale d’Animal Justice, la seule organisation nationale de défense des droits des animaux au Canada. 

« La population a dit haut et fort que l’époque était bel et bien révolue où les législateurs pouvaient simplement ignorer les animaux et prétendre que leur bien-être n’est pas de leur ressort. Elle s’attend à ce que l’État réglemente ces industries et interdise ses pires pratiques. Elle désire passionnément que les lois correspondent à ses valeurs – et les politiciens ont commencé à agir en conséquence. »

Car il aura fallu des années, en effet, pour que nous passions à l’action. Alors que les années 1960 et 1970 ont vu l’adoption de lois visant à protéger les animaux ou au moins à en réglementer l’utilisation, les années 1980 et 1990 ont représenté une disette complète. Barbara Cartwright, chef de la direction de Humane Canada, indique qu’il aura fallu environ vingt ans de lobbying pour commencer à moderniser les dispositions du Code criminel sur la cruauté envers les animaux – un processus qui n’est toujours pas terminé. Alors qu’il était « pénible » d’essayer d’améliorer le bien-être des animaux dans les années 2000, les choses ont commencé à changer en 2014, lorsque les conservateurs de Stephen Harper ont adopté une loi pour mieux protéger les animaux d’assistance, d’assistance politique et d’assistance militaire. Ce changement s’est poursuivi après l’élection des libéraux en 2015. 

Une série de lois sur le bien-être des animaux furent adoptées en juin 2019, dont le projet de loi d’initiative parlementaire S-203, qui interdit la captivité des baleines et des dauphins au Canada, et le projet de loi C-84, qui élargit la définition de la bestialité pour y inclure tout contact à des fins sexuelles entre une personne et un animal après que la Cour suprême en ait donné une définition plus étroite trois ans plus tôt. À la même époque, la révision de la Loi sur les pêches interdisait l’importation et l’exportation d’ailerons de requin.

Lors des élections fédérales de 2021, tous les grands partis avaient, pour la première fois de l’histoire, prévu des articles sur les animaux dans leur plateforme. Et au moment de former le gouvernement, les libéraux avaient incorporé les leurs dans les lettres de mandat ministérielles.

« C’est une nouveauté dans la politique canadienne, explique Me Labchuk. Il y a dix ans, nous ne pouvions pas nous attendre à ce niveau d’engagement et d’action. Aujourd’hui, c’est la nouvelle norme. »

Selon Mme Cartwright, un moment décisif est survenu lorsque le caucus libéral au Sénat est devenu indépendant, entraînant un afflux de sénateurs autochtones. Ces sénateurs ont apporté une perspective essentielle sur le bien-être animal grâce à des modes de connaissance autochtones et l’approche « Une seule santé » (One Health) qui reconnaît l’interdépendance de la santé des humains, des animaux et de notre environnement commun.

« Cela a amené de nombreux politiciens à changer leur point de vue et à parler de cette question d’une manière différente. Nous sommes de mieux en mieux renseignés sur la sensibilité des animaux et sur notre relation avec eux, et nous constatons qu’il existe une autre façon d’être en relation avec les animaux qui cohabitent avec nous, les animaux que nous utilisons et les animaux sauvages qui nous entourent. Cela fait une grande différence sur le plan législatif. » 

Bien que le projet de loi S-203 a fait face à des vents contraires au Parlement et à des arguments selon lesquels la captivité n’était pas un enjeu de bien-être, mais un enjeu commercial qui affecterait des entreprises comme Marineland, il n’y a pas eu de tels discours autour des essais de toxicité sur les animaux. 

L’une des pratiques les plus cruelles et les plus douloureuses consiste à tester des produits chimiques sur des animaux pendant des jours, des mois ou des années – sans soulagement de la douleur – afin de mesurer leurs réactions et le degré de perturbation de leurs fonctions corporelles et ainsi déterminer s’ils sont toxiques pour l’être humain ou pour l’environnement. On procède pour cela par gavage, inhalation, absorption cutanée ou essais de brûlure, ou alors on leur administre des substances dans les yeux. Les animaux sont souvent exposés à des produits chimiques à des doses bien plus élevées que n’importe quel humain, et sont essentiellement torturés à mort. 

« La souffrance est immense, et elle est là, devant vous, déclare Mme Cartwright. Quand la peau d’un animal est brûlée sur son dos, on ne peut pas contester qu’il s’agit d’un problème de bien-être animal. »

Selon le Conseil canadien de protection des animaux, la moitié des 150 000 animaux qui ont fait l’objet d’essais réglementaires au Canada en 2021 ont ressenti « une détresse modérée à intense » ou « une douleur intense égale ou supérieure au seuil de tolérance ». 

Beaucoup de ces essais ont été conçus il y a des décennies. Ils appartiennent à une science dépassée qui fournit au mieux des données incomplètes ou non concluantes. Pour cette raison, Kaitlyn Mitchell, avocate des droits des animaux chez Animal Justice, affirme que le projet de loi est aussi un gain majeur pour la science.

« Nous savons que de nombreuses méthodes d’expérimentation non animales sont en fait plus efficaces et plus rentables et qu’elles permettent de prédire avec plus de rapidité et d’exactitude les effets sur la santé humaine. »

Les modifications apportées à la Loi canadienne sur la protection de l’environnement exigent désormais de l’administration fédérale qu’elle promeuve et commence à utiliser des essais de toxicité inoffensifs pour les animaux, et elles habilitent le gouvernement à réglementer l’expérimentation non animale. Elles obligent également les ministres de l’Environnement et de la Santé à publier d’ici deux ans un plan pour promouvoir les méthodes d’essais de toxicité sans animaux. Et ils devront rendre compte chaque année des progrès réalisés dans le cadre de ce plan.

Quant à l’interdiction des essais de cosmétiques, il s’agit de l’aboutissement d’une décennie d’efforts de la part des défenseurs des animaux, travaillant aux côtés de l’industrie, du gouvernement et du public pour définir un projet de loi applicable et transformer les pratiques au Canada.

« Cela prouve aux autres industries qu’il est possible de travailler ensemble pour entreprendre ce genre de projet et bien faire les choses », soutient Michael Barnard, directeur adjoint de la Humane Society International/Canada. 

M. Barnard salue l’industrie cosmétique, qui a stimulé l’innovation pour rendre possible une interdiction. S’il est vrai que de nombreuses entreprises de cosmétiques s’étaient déjà détournées des essais sur les animaux, la nouvelle réglementation apporte de la transparence dans l’industrie et garantit aux Canadiens que ce type de pratique n’aura plus jamais cours.

Le Canada est devenu le 44e pays à interdire les essais de cosmétiques sur les animaux. En interdisant les essais de toxicité, il a rattrapé son retard sur les États-Unis et sur l’Union européenne qui avaient déjà modifié leurs lois pour limiter ou remplacer cette pratique.

Néanmoins, si les animaux sont enfin à l’ordre du jour politique, le Canada a toujours certaines des pires lois sur la protection des animaux au monde, notamment en ce qui concerne le transport des animaux dans le secteur agricole.

Qu’il s’agisse d’interdire l’exportation de chevaux vivants vers l’Asie pour l’abattage, de mettre en place des réformes pour la faune en captivité ou d’introduire des interdictions strictes sur le commerce et l’importation d’ivoire d’éléphant et de cornes de rhinocéros, le Canada a besoin d’une loi harmonisée sur le bien-être animal selon Mme Cartwright. Il devrait s’inspirer d’autres pays, comme le Royaume-Uni, et instituer un ministère de la protection des animaux – au lieu d’un ministère axé sur la promotion de l’industrie, comme c’est le cas d’Agriculture Canada. 

« Il est très difficile de provoquer des changements quand il faut pour cela courir aux quatre coins de l’administration et essayer de retrouver tous les endroits où les animaux sont régis [dans les portefeuilles]. Et ce n’est pas nécessaire. Il nous faut une approche centralisée et harmonisée pour la protection des animaux. »

Mais pour l’heure, elle savoure les progrès réalisés ces dernières semaines. 

« Il s’agit véritablement d’un moment charnière qui annonce enfin le virage que nous attendions. »