Passer au contenu

Les juges doivent s’assurer du respect des droits linguistiques

La Cour suprême du Canada a ordonné un nouveau procès pour un homme non informé de son droit à un procès en français.

Supreme Court of Canada
iStock/Paula Jones

La Cour suprême du Canada a affirmé que le droit à un procès dans la langue officielle de son choix est d’une telle importance que l’omission d’un juge de demander à un accusé la langue dans laquelle il souhaite que son procès se déroule en première instance constitue une erreur de droit suffisante pour que le procès fasse l’objet d’une révision en appel, car elle entache la procédure judiciaire.

Dans l’affaire à l’étude, Franck Yvan Tayo Tompouba, un francophone bilingue, a été reconnu coupable d’agression sexuelle à la suite d’un procès qui s’est déroulé en anglais devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Ce n’est que lorsqu’il a interjeté appel qu’il a affirmé pour la première fois qu’il voulait que son procès se déroule en français. La Cour d’appel a rejeté sa demande, en vertu de laquelle il invoquait une atteinte à ses droits fondamentaux d’avoir un jugement dans la langue de son choix, affirmant que l’accusé ne s’était pas acquitté du fardeau de la preuve en lien avec un manquement au paragraphe 530(3) du Code criminel par le juge du procès, qui ne lui avait pas demandé la langue dans laquelle il souhaitait que se déroule son procès.

Dans une décision de 5-2 rendue le 3 mai dernier, la Cour suprême du Canada a annulé la condamnation de M. Tompouba et a ordonné la tenue d’un nouveau procès en français.

« Il peut arriver que des accusés ne soient pas dûment informés de ce droit linguistique fondamental et de ses modalités, a dit le juge en chef Richard Wagner, au nom des juges majoritaires. [Le] présent pourvoi est un exemple d’une telle situation, qui rappelle que les minorités linguistiques du Canada rencontrent encore trop souvent des difficultés à accéder à la justice dans la langue officielle de leur choix. »

Le juge Wagner a dit qu’un manquement au paragraphe 530(3) représente une erreur de droit en vertu de l’alinéa 686(1)(a) du Code criminel.

« En effet, il s’agit d’une omission de se conformer à une règle de droit, qui est liée à l’instance ayant mené à la déclaration de culpabilité et qui a été commise par un juge », a-t-il écrit.

« Une fois démontré, le manquement au paragraphe 530(3) du Code. criminel a pour conséquence d’entacher le jugement du tribunal de première instance, a dit le juge Wagner. Il fait naître une présomption de violation du droit fondamental de l’accusé de subir son procès dans la langue officielle de son choix qui ouvre la porte à une intervention en appel. »

Le juge Wagner a ajouté que le ministère public pouvait réfuter cette présomption dans le cadre de l’analyse liée à la disposition réparatrice du sous-alinéa 686(1)b)(iv) du Code criminel, mais que cela n’a pas été fait en l’espèce. Il a mentionné les modifications apportées au Code criminel en 2008 qui font du juge l’ultime gardien du droit fondamental de chaque accusé de subir un procès dans la langue officielle de son choix, ce qui impose le devoir de jouer un rôle actif.

Kyla Lee, du cabinet Acumen Law de Vancouver, qui est aussi présidente de la Section du droit pénal de l’Association du Barreau canadien, est d’avis que la décision est conforme à d’autres jugements de la Cour suprême du Canada concernant l’importance primordiale des droits linguistiques dans la capacité de participer de manière significative à des procédures judiciaires, la mesure dans laquelle ces droits sont fondamentaux pour la présentation d’une défense pleine et entière, et l’accès à la justice dans une procédure.

« Il est très facile de regarder les choses comme l’a fait la cour d’appel, de dire que l’accusé était en mesure de comprendre le procès et d’affirmer qu’il n’y a eu aucune erreur judiciaire. Toutefois, en fin de compte, le déroulement de la procédure dans la langue officielle de votre choix est un droit prévu par la loi et protégé par la Charte, observe Me Lee. L’importance de cet aspect a maintenant été mise en évidence, tout comme son caractère essentiel lorsqu’il est question de la validité d’une condamnation. »

Me Lee est curieuse de voir si cette décision mènera à un influx d’appels hors délai où des gens chercheront à demander plus de temps pour des procédures où leurs droits linguistiques n’ont pas été respectés.

« Je crains que cela mène à un peu de discorde de la part de personnes n’ayant jamais été interrogées sur leur choix linguistique, qui affirmeront maintenant qu’ils auraient demandé un jugement en français, mais qu’on ne leur en a jamais donné l’occasion, alors qu’ils ne l’auraient jamais vraiment fait et tentent d’utiliser cette décision pour annuler une condamnation », dit-elle.

Connor Bildfell, associé chez McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l. à Vancouver, qui a agi à titre d’intervenant pour l’Association du Barreau canadien à la Cour suprême, aux côtés de Michael Feder et de Lindsay Frame, a soulevé des préoccupations au sujet du privilège du secret professionnel de l’avocat et de l’obligation éthique des juristes de conseiller leurs clients sur leurs droits en matière de langues officielles.

Il a salué l’appui ferme de la cour au droit à un procès dans la langue officielle de son choix, compte tenu de « l’importance vitale » des droits en matière de langues officielles pour le système de justice canadien.

« Ces droits contribuent à préserver les identités distinctes des minorités de langue officielle partout au Canada, affirme Me Bildfell. La clarification par les juges majoritaires du cadre régissant le traitement de manquements alléguées aux droits linguistiques d’une personne et leur conclusion selon laquelle une violation constitue une erreur de droit qui justifie vraisemblablement l’intervention d’un appel constituent une “déclaration puissante” de l’importance des droits linguistiques officiels ».

« Ce n’est pas un manquement qui peut être facilement ignoré. »

Les membres de la Section des juristes d’expression française de common law de l'ABC saluent la décision. 

« Nous sommes ravies que l’intervention de l’ABC dans l’affaire Tompouba a été fructueuse. Chaque personne a droit à l’accès à la justice dans la langue officielle de leur choix, dit la présidente de la section Naaila Sangrar, associée chez RZCD. La Cour suprême a souligné l’importance, le respect, et le renforcement continue de ce droit. »

Toutefois, Me Bildfell estime que les juges majoritaires ont raté une occasion de fournir des conseils supplémentaires sur la façon dont les juges peuvent faire des demandes de renseignements linguistiques sans empiéter sur le privilège du secret professionnel de l’avocat. Les mémoires de l’ABC (disponibles uniquement en anglais) avaient encouragé la cour à diffuser une mise en garde selon laquelle la nature de ces demandes ne devrait pas empiéter sur le privilège.

Cela dit, il fait remarquer que la cour a été claire et a reconnu à plusieurs reprises dans ses motifs que certains renseignements sont protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat.

« Cependant, ils auraient pu aller plus loin et prodiguer des conseils aux juges de partout au Canada pour assurer le respect des droits linguistiques de l’accusé et la protection du privilège du secret professionnel de l’avocat. »

Me Bildfell souligne également que l’obligation éthique des juristes d’informer leurs clients de leurs droits en matière de langues officielles a fait l’objet d’une mention, ce qui est un devoir important.

« Nous avons été ravis de constater que les juges majoritaires revenaient sur ces mémoires. »

Me Lee rappelle qu’il y a beaucoup d’endroits à travers le pays où il n’y a pas assez de juges qualifiés en français, ce qui peut entraîner des retards importants dans l’obtention de procès dans cette langue. Cela peut aussi concerner le manque d’avocats et d’avocates de la défense parlant couramment le français qui sont aptes à représenter une personne accusée dans sa langue officielle.

« Ce jugement est un signal pour les gouvernements responsables des nominations qu’ils doivent commencer à mettre l’accent sur les qualifications en français dans la sélection de candidats et candidates à la magistrature, comme si l’énorme pénurie actuelle de candidatures n’existait pas, dit Me Lee. Cela va accroître l’écart que nous constatons dans le nombre de candidats et candidates admissibles à la magistrature. »

Me Lee croit également qu’il est nécessaire d’encourager davantage de juristes à devenir bilingues.

« Pour beaucoup d’avocats et d’avocates à l’extérieur du Manitoba et du Québec, devenir bilingue n’est pas quelque chose qui fait partie de leurs projets, dit-elle. Le développement de ces compétences et la capacité de représenter une plus grande proportion de la population sont importants. »

Selon Me Lee, il serait bien de voir les ordres professionnels et les fournisseurs de formation juridique créer des cours qui permettent le développement de compétences en français pour les juristes, en particulier pour ceux qui ont déjà des compétences de base en français. Elle pense qu’il y a probablement de grands débouchés dans ce domaine.

Au-delà des juristes et des juges, le manque de personnel dans les tribunaux possédant des qualifications en français exerce aussi une incidence sur l’accès à la justice.

Le choix de la langue peut signifier demander aux gens de choisir entre deux droits protégés par la Charte – le droit d’avoir un procès dans le respect de la chronologie du principe de Jordan, dans la mesure du possible, et le droit d’avoir un procès dans la langue officielle de son choix, observe Me Lee.

« Ce n’est jamais bon pour l’accès à la justice lorsque vous avez des droits concurrentiels garantis par la Charte qui sont censés être tous les deux garantis dans un procès criminel. »

Elle ajoute qu’il s’agit d’un fardeau pour tous les acteurs du système judiciaire, qui doivent en faire plus et mieux faire pour réduire les retards dans les procès.

« Cela rime avec la nomination de plus de juges qualifiés en français, avec l’obtention de qualifications en français en tant que procureurs de la défense et qu’avocats de la Couronne, et avec l’embauche par les gouvernements de plus de personnel qualifié en français dans les tribunaux », dit-elle.