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Définir l’accès à la justice

Par l’entremise de ses décisions, la Cour suprême du Canada a su participer au débat sur les façons de rendre notre système de justice plus accessible.

Justicia statue in Ottawa
iStock

L’accès à la justice est malmené et la pression pour résoudre les enjeux qui en découlent s’accentue sur les gouvernements à l’échelle du pays. Pour certains, les résultats se produisent toutefois trop lentement. Récemment, la Cour suprême du Canada (CSC) a décidé de se prononcer sur la question.

Un examen des arrêts rendus au cours des cinq dernières années par la plus haute instance du pays révèle que la Cour fait de plus en plus souvent appel au concept d’« accès à la justice » lorsqu’elle rend ses décisions. Cette notion englobe les délais, les frais judiciaires, les procédures et l’ensemble des facteurs susceptibles d’empêcher les gens d’accéder facilement aux tribunaux et à la justice en général.

Alors que nos gouvernements sont occupés à diriger, la CSC a rappelé à quelques reprises et de façon convaincante que l’accès à la justice est un élément fondamental de la primauté du droit.

Filtrer les demandes dénuées de fondement

Les procès qui n’en finissent plus peuvent faire obstacle au règlement juste et équitable des litiges. Bien que les tribunaux  sont habituellement prudents avant de rejeter les demandes au stade préliminaire, la CSC a confirmé qu’il faut tenir compte du principe de la proportionnalité en droit civil.

Dans son arrêt Hryniak c. Mauldin, rendu en 2014, la CSC aborde les règles relatives aux requêtes en jugement sommaire en Ontario. Dans cette affaire de délit, le juge avait rejeté la demande avant même son instruction, après avoir dûment exercé ses pouvoirs en matière de recherche de faits pour apprécier la preuve, évaluer la crédibilité et tirer des conclusions. La CSC conclut quant à elle qu’elle doit faire preuve de retenue à l’égard de cette décision, n’y ayant trouvé aucune erreur importante.

Après avoir affirmé que garantir l’accès à la justice constitue « le plus grand défi à relever pour assurer la primauté du droit au Canada », la CSC réclame un virage culturel dans la façon dont les demandes civiles cheminent devant les tribunaux. « La requête en jugement sommaire constitue un outil important pour faciliter l’accès à la justice parce qu’elle peut offrir une solution de rechange au procès complet plus abordable et plus rapide que celui‑ci. » Les juges devraient favoriser le principe de proportionnalité et l’accès équitable à un règlement abordable, expéditif et juste des demandes. Par conséquent, les requêtes en jugement sommaire devraient être accueillies dans tous les cas où il n’existe pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès.

De façon plus générale, la CSC reconnaît dans l’affaire Hryniak que le principe de proportionnalité et les pouvoirs de gestion de l’instance sont essentiels pour assurer l’accès à la justice.

Limiter les frais judiciaires

Il est bien établi que les démarches judiciaires coûtent cher. La note des honoraires d’avocats et des dépens peut grimper rapidement, ce qui peut évidemment nuire à l’accès à la justice. Dans un autre arrêt de 2014, Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique, la CSC fait remarquer qu’il y a des limites aux frais judiciaires.

Dans cette affaire, les frais d’audience réclamés à la demanderesse dans un litige en droit de la famille s’élevaient à 3 600 $, aux termes de la loi provinciale. La Cour conclut que ces frais ont causé à la demanderesse des difficultés excessives, car cette somme est pratiquement égale au revenu mensuel net de la famille.

La CSC souligne que comme l’accès aux cours supérieures est établi aux termes de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, il est naturel qu’une certaine protection constitutionnelle soit accordée à l’accès à la justice. « [L]orsque des frais d’audience privent des plaideurs de l’accès aux cours supérieures, ces frais portent alors atteinte au droit fondamental des citoyens de soumettre leurs différends aux tribunaux. » Effectivement, si les gens ne sont pas en mesure de saisir les tribunaux de questions légitimes, les lois ne seront pas appliquées.

Bien qu’il appartienne aux assemblées législatives d’établir leur régime de frais d’audience, la CSC insiste sur le fait que les juges devraient conserver le pouvoir discrétionnaire d’écarter de tels frais  pour les personnes qui ne seraient autrement pas en mesure de soumettre aux tribunaux des litiges qui ne sont ni frivoles ni vexatoires.

Réduire les délais durant le procès

Un retard à rendre justice équivaut à un déni de justice. En 2016, la CSC a accolé à cette maxime une référence jurisprudentielle : R. c. Jordan.

En décembre 2008, Barrett Richard Jordan a été inculpé d’infractions criminelles relatives à la possession et au trafic de drogues dans une cause relativement simple. Malgré cela, ce n’est que plus de quatre ans après que son procès a pris fin, en février 2013. Il a alors présenté une demande en vue d’obtenir l’arrêt des procédures fondée sur le droit de l’accusé d’être jugé dans un « délai raisonnable » garanti par l’article 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés. La CSC a accepté d’annuler les déclarations de culpabilité et d’ordonner l’arrêt des procédures.

La Cour en a profité pour mentionner que « [l]a capacité de tenir des procès équitables dans un délai raisonnable est indicative de la santé et du bon fonctionnement du système lui‑même. » Elle s’est aussi penchée sur ce qu’elle appelle « une culture de complaisance à l’égard des délais » s’étant répandue dans le système de justice criminelle, et ce faisant, a défini une nouvelle approche à l’égard de l’article 11 de la Charte. La Cour a donc établi un plafond au‑delà duquel le délai dans un procès criminel est présumé déraisonnable, à moins que des circonstances exceptionnelles le justifient. Ce plafond est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et à 30 mois pour celles relevant d’une cour supérieure.

En rendant cet arrêt historique, la CSC exhorte tous les participants au système de justice criminelle à collaborer pour administrer la justice de manière prompte.

Faire preuve de déférence à l’égard des recommandations conjointes

Les discussions entre les parties visant à résoudre les litiges, en totalité ou en partie, jouent un rôle crucial. Elles permettent à notre système de justice de fonctionner efficacement.

Dans un arrêt de 2016, R. c. Anthony-Cook, une cause de droit criminel en provenance de la Colombie-Britannique, la CSC reconnaît que les plaidoyers de culpabilité et les recommandations conjointes relatives à la peine sont essentiels « au bon fonctionnement du système de justice pénale et du système de justice en général ».

Les négociations entre les parties constituent une façon d’améliorer l’accès à la justice. Lorsque des procès sont évités, le système judiciaire gagne du temps, conserve des ressources et évite des dépenses, qui peuvent alors tous être utilisés ailleurs. La CSC a donc souligné qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard des recommandations conjointes relatives à la peine, surtout lorsqu’elles sont formulées par des avocats chevronnés. Les tribunaux devraient appliquer le « critère de l’intérêt public », selon lequel le juge du procès ne devrait pas écarter une recommandation conjointe relative à la peine, à moins que celle-ci soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ou qu’elle soit par ailleurs contraire à l’intérêt public.

C’est simple : lorsque les parties au litige concluent une entente qui est ensuite homologuée par le juge, on permet à notre système de justice de se concentrer sur des litiges plus complexes concernant d’autres parties, lesquelles bénéficient au bout du compte d’un meilleur accès aux tribunaux.

Simplifier le contrôle judiciaire

L’accès à la justice exige que les tribunaux judiciaires et administratifs puissent jouer leurs rôles respectifs. Pourtant, le dialogue entre ceux-ci n’a pas toujours été des plus harmonieux.

L’an dernier, dans l’arrêt Canada c. Vavilov, la CSC a complètement revu son approche en matière de contrôle judiciaire des décisions administratives afin de simplifier les critères applicables. On reprochait à l’ancien cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir, selon lequel la décision d’un tribunal ou d’un organisme administratif pouvait être remise en question, de ne pas être clair et d’être indûment complexe. Par conséquent, selon la Cour, « [de] coûteux débats entourant la norme appropriée et son application continuent d’éclipser le contrôle sur le fond dans bien des cas, ce qui mine l’accès à la justice ».

Le nouveau cadre d’analyse proposé repose sur la présomption que les décisions administratives méritent déférence et seront tenues pour valides dans la mesure où elles sont conformes à la norme de la « raisonnabilité ». Cette présomption peut toutefois être réfutée si le législateur a indiqué qu’il souhaite l’application d’une norme différente ou si la primauté du droit le commande, dans le respect des lignes directrices énoncées par la CSC. En retour, la Cour demande aux décideurs administratifs d’adhérer à une culture de la justification dans leurs décisions.

La Cour semble espérer qu’en fournissant plus de clarté sur la norme de contrôle judiciaire, le processus entre les tribunaux judiciaires et les décideurs administratifs sera simplifié. Cela reste à voir.

Ce survol des arrêts rendus au cours des dernières années montre que la CSC accorde une attention particulière aux questions relatives à « l’accès à la justice » et qu’elle souhaite prendre part au débat visant à en redéfinir le sens. Certains y verront une forme d’activisme judiciaire, mais la CSC a tenu à se faire entendre sur la question, et il est probable qu’elle le fera encore dans les années à venir. Les gouvernements devraient en prendre acte.