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Les droits de la nature, à l’aube d’une nouvelle ère

Un nouveau documentaire nous montre ce que la notion de personnalité juridique peut faire pour protéger les phénomènes naturels.

Tiré de « I am the Magpie River »
Photo tirée de « I am the Magpie River »

Partout autour du globe, les militants écologiques réclament la personnalité juridique pour les montagnes, les rivières et les forêts. Un nouveau documentaire de l’émission The Nature of Things à CBC, intitulé I am the Magpie River, illustre comment cela pourrait se faire au Canada.

La rivière Magpie (Muteshekau Shipu) se trouve sur la Côte-Nord du Québec, près de Havre-Saint-Pierre. Longue de 300 kilomètres, elle traverse les territoires ancestraux des Innu de Ekuanitshit. Le magazine National Geographic la mentionne comme l’une des 10 meilleures rivières au monde pour la descente en eau vive.

Après la construction de quatre centrales hydroélectriques sur la rivière Romaine – le cours d’eau voisin –, les communautés locales et des groupes environnementaux se sont réunis pour discuter des moyens d’empêcher que la majestueuse rivière Magpie subisse le même sort.

En février 2021, le Conseil des Innu de Ekuanitshit et le Conseil de la municipalité régionale de Minganie ont tous deux adopté une résolution conférant la personnalité juridique à cette rivière. Neuf droits y sont garantis : le droit au libre cours, le droit au respect de ses cycles, le droit à la préservation de son évolution naturelle, le droit au maintien de sa biodiversité, le droit à l’exercice de ses fonctions essentielles dans l’écosystème, le droit au maintien de son intégrité, le droit à la protection contre la pollution, le droit à sa reconstitution et à sa restauration, et le droit d’intenter une action. Des gardiens ont été nommés avec pouvoir d’agir au nom de la rivière pour en faire respecter les droits.

Aimée Craft, professeure de droit à l’Université d’Ottawa et avocate Anishinaabe-Métisse originaire du territoire du Traité no 1 au Manitoba, sourit quand on lui demande comment une rivière peut devenir une personne.

« La personnalité juridique, dit-elle, existe pour les sociétés, les municipalités, les églises… bref, des choses et des entités qui ne sont pas des personnes en chair et en os, mais qui sont représentées par des personnes. Toute l’idée à la base de cette notion, c’est la possibilité d’intenter une poursuite ou de faire l’objet d’une action, car la personnalité juridique est ce qui permet d’être une partie dans le système de justice. »

Elle attire l’attention sur le terme « personnalité juridique » en français, soulignant que cette notion est plus qu’un simple expédient juridique, car la personnalité juridique peut englober le caractère d’une personne. En effet, une bonne partie du documentaire de la CBC nous montre la rivière dans ses nombreux états d’âme.

L’œuvre est signée par Susan Fleming, cinéaste et conteuse primée. « Pendant mes 35 ans de carrière, se souvient Mme Fleming, l’impact de l’humanité sur la nature s’est de plus en plus imposé comme thème. C’est génial d’enfin pouvoir rapporter quelque chose de bien venant de nous, poursuit-elle. Ce nouveau mécanisme juridique change la donne et pourrait devenir une arme puissante pour la conservation, les défenseurs de l’écologie et la nature elle-même. »

Fonctionnement de la personnalité juridique

Yenny V. Cárdenas, présidente de l’Observatoire international des Droits de la Nature à Montréal, suit de près les applications de la personnalité juridique comme outil de protection de l’environnement autour du globe. Son fonctionnement s’apparente aux autres types de droit. « C’est le droit », fait-elle remarquer avec une simplicité désarmante. La différence, c’est qu’à présent la rivière est vue comme une entité à part entière, avec ses droits; ce n’est plus une simple ressource qu’on peut posséder ou exploiter.

Ce type de droit est plutôt récent. Cela dit, les deux dernières décennies ont vu des pays comme la Nouvelle-Zélande et l’Inde, de même qu’en Amérique du Sud, conférer des droits et protections juridiques du genre. En 2008, l’Équateur a adopté les articles 71 et 72 de sa constitution, garantissant à la nature « le droit au respect intégral de son existence, ainsi qu’à la préservation et à la reconstitution de ses cycles naturels, de sa structure, de ses fonctions et des processus de son évolution ». Les citoyens peuvent demander aux autorités nationales de faire respecter ces droits, notamment le droit à la restauration écologique.

Dernièrement, la Cour suprême du Panama s’est fondée sur les droits de la nature enchâssés dans la loi pour forcer la fermeture d’une mine qui faisait l’objet d’une farouche résistance des populations locales.

Pas de précédents au Canada pour l’heure

La reconnaissance de la rivière Magpie comme personne juridique est une première au Canada. Toutefois, reste à voir ce que fera un tribunal quand ses gardiens intenteront une action, fait observer Me Craft.

Reste aussi la question de la responsabilité. En admettant que les tribunaux reconnaissent la rivière Magpie comme personne juridique, celle-ci pourrait-elle faire l’objet d’une poursuite pour dommages, par exemple du fait d’une inondation?

« Je ne connais aucun cas où l’on aurait invoqué la personnalité juridique pour poursuivre une rivière ou une autre entité naturelle reconnue comme personne juridique, dit-elle. Le droit en admet toutefois la possibilité. »

Me Craft dit espérer que le tribunal saisi d’une affaire concernant la rivière « n’oubliera pas l’esprit et l’intention ayant présidé à la constitution de sa personnalité juridique ».

Pour Susan Fleming, c’est la promesse que le travail de reconnaissance des droits de la nature trouve de nombreux défenseurs, au Canada comme ailleurs.

« À mon avis, l’eau va devenir un enjeu vital dans le monde, et le Canada possède un incroyable pourcentage des réserves mondiales d’eau douce, dit-elle. J’espère que ce film conscientisera les gens au sujet de notre caractère unique et de notre situation privilégiée, mais qu’il servira aussi une mise en garde : il faut redoubler de prudence, car nous ne protégeons pas cette ressource comme elle le mérite. »

Le documentaire « I am the Magpie River » a été diffusé en première à CBC à l’émission « The Nature of Things » le 1er février 2024.