De l’écoblanchiment à l’écosilence
Confrontées à des dispositions de protection du consommateur contre de fausses déclarations environnementales, certaines sociétés ont opté pour le silence

Un an après la promulgation de la nouvelle version de la Loi sur la concurrence, qui interdit maintenant les déclarations environnementales trompeuses (ou l’écoblanchiment), un nouveau phénomène émerge : l’écosilence.
Ces dispositions contre l’écoblanchiment visent à protéger le consommateur contre les tromperies d’entreprises concernant leurs produits ou politiques, comme se vanter d’être « en voie d’atteindre la carboneutralité d’ici 2035 » ou prétendre que tel produit est recyclable quand ce n’est pas le cas – à moins que ces déclarations puissent être prouvées.
Les nouvelles règles, adoptées il y a plus d’un an, se sont heurtées à une levée de boucliers des sociétés pétrolières, d’autres sociétés et du gouvernement albertain. Deux groupes d’entreprises de l’Alberta avancent que les mesures portent atteinte à leur droit constitutionnel de liberté d’expression et sont allés contester les dispositions anti-écoblanchiment devant les tribunaux.
Quand le Bureau de la concurrence a publié dans leur version définitive les lignes directrices pour l’application de ces dispositions en juin dernier, Rebecca Schulz, la ministre de l’Environnement de l’Alberta, les a balayées du revers de la main en les décrivant comme des mesures de censure qui empêchent les entreprises de parler du travail à faire et des objectifs à atteindre pour faire du Canada une superpuissance énergétique.
Ainsi, au lieu de se sentir encouragées à faire des déclarations honnêtes et vérifiables sur leurs engagements et bilans environnementaux, de nombreuses sociétés ont décidé de minimiser ces déclarations, voire de carrément les taire. Elles semblent juger plus prudent de ne rien dire plutôt que de risquer des problèmes judiciaires et des amendes salées en cas de contestation de leurs déclarations environnementales devant le Tribunal de la concurrence. D’où le terme écosilence.
En 2024, quelques jours avant que la nouvelle loi reçoive la sanction royale, Pathways Alliance, une coalition regroupant les six plus importants producteurs de sables bitumineux, a purgé son site Web de tout contenu en lien avec les déclarations de l’industrie sur son bilan environnemental et climatique. La coalition citait l’incertitude devant le caractère flou des nouvelles règles. D’autres sociétés de combustible fossile se sont rangées derrière elle.
Des dispositions qui alimentent un recul
Conor Chell est associé et conseiller international principal en ESG (facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance) à KPMG Law à Calgary. Ses clients sont des sociétés de l’énergie et des ressources naturelles. D’autres sont dans les services financiers et les biens de consommation. Selon lui, les nouvelles règles ont eu comme conséquence majeure de provoquer un recul des déclarations environnementales.
« À mon avis, la grande majorité [des sociétés] ont retiré leurs déclarations ou les ont révisées en profondeur à la lumière des règles contre l’écoblanchiment », dit-il.
Certaines sociétés ont de nouveau publié des déclarations, mais elles l’ont fait « d’une manière aseptisée, avec des gants blancs. »
Aux sociétés, aux organismes sans but lucratif et aux organisations non gouvernementales qui composent sa clientèle assujettie aux nouvelles règles, Me Chell explique qu’il faut « réduire leur risque et en faire le plus possible pour éviter les plaintes dès le début. »
Comme la nouvelle loi garantit le droit d’accès des parties privées au Tribunal de la concurrence, il s’attend à voir des activistes, des investisseurs, des groupes environnementaux et même des employés mécontents se plaindre directement au Tribunal en alléguant des pratiques commerciales trompeuses; une chose que seul le Bureau de la concurrence pouvait faire auparavant. Même si le Tribunal refusait d’entendre une cause, les parties plaignantes pourront toujours faire des communiqués et jeter du vitriol sur les relations publiques.
D’après Jennifer Quaid, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, le milieu des affaires a réagi de façon exagérée aux règles contre l’écoblanchiment.
En réalité, le Canada a simplement rattrapé le reste du monde.
« Pas moins de 30 pays ont légiféré contre l’écoblanchiment, notamment l’Union européenne et le Royaume-Uni », explique-t-elle.La professeure Quaid estime qu’en plus des groupes environnementaux, les règles profitent aux entreprises qui se distinguent sur le plan climatique et aspirent à la reconnaissance publique. Quant aux lignes directrices officielles, elles n’ont rien de draconien.
« La barre n’est pas haute. Une épreuve suffisante et appropriée n’est pas un critère scientifiquement rigoureux », commente-t-elle au sujet de certaines des exigences.
L’effet Trump
Jennifer Quaid est particulièrement outrée qu’en avril, la Banque Royale du Canada ait enterré son engagement à offrir 500 milliards de dollars en finance durable en blâmant les règles contre l’écoblanchiment.
« Les récentes modifications apportées à la Loi sur la concurrence du Canada limitent l’information que nous pouvons communiquer au sujet de certaines déclarations sur la durabilité et de nos progrès réalisés, et restreignent notre liberté de rapporter publiquement des données sur plusieurs indicateurs », a alors déclaré la Banque.
La professeure juge que cette position de la banque est complètement trompeuse.
« Quand la Banque Royale nous dit qu’elle abandonne ses objectifs climatiques à cause des règles, c’est de la bouillie pour les chats. Ça n’a rien à voir avec les règles. Se défaire d’un plan ambitieux n’a aucun lien avec l’écoblanchiment. C’est une façade. »
Jennifer Quaid soupçonne que d’autres intérêts sont en jeu.
« La banque s’est peut-être rendu compte que financer la durabilité ne générait pas les profits escomptés. »
Tout le monde est dans un mouvement qu’elle appelle « l’effet Trump ». Les sociétés tiennent probablement le raisonnement suivant : « Évitons de faire quoi que ce soit qui puisse nous attirer ses foudres ou sa désapprobation. »
Elle estime toutefois que les risques pesant sur les entreprises sont surévalués. Tout d’abord, il est peu probable que le Bureau de la concurrence se laisse inonder par des cas d’écoblanchiment.
« Le Bureau est limité dans son pouvoir d’agir. Il devra penser stratégiquement et se concentrer sur les cas les plus flagrants. »
La lutte contre le changement climatique continue
Lisa DeMarco, associée principale et chef de la direction à Resilient LLP, un cabinet spécialisé en droit climatique et environnemental, explique que la publication des lignes directrices contre l’écoblanchiment visait à donner « certaines précisions » aux sociétés à propos des genres de déclarations qui seraient acceptables ou non aux yeux des organismes de réglementation. Pour l’heure, « les ruades qu’on a vues de part et d’autre se résument par un refus de déclarer quoi que ce soit ».
Même à présent que les lignes directrices sont là, on continue de s’interroger sur ce qui constitue une « épreuve suffisante et appropriée » et sur ce qui correspond aux « méthodes reconnues à l’échelle internationale », deux des paramètres clés compris dans les lignes directrices.
Me DeMarco reconnaît qu’un certain vent d’écosilence prend place, mais elle ne croit pas que les sociétés ont abandonné leurs politiques climatiques.
« Il n’y a pas de virage majeur dans ce que les entreprises font concrètement pour réduire les risques liés à la nature et au changement climatique », dit-elle.
Elle a récemment signé un avis juridique sur les obligations juridiques des administrateurs des sociétés canadiennes quant à la gestion d’un vaste ensemble de risques climatiques ou de risques liés à la nature, notamment ceux de transition, comme lorsque la réglementation et les attentes du marché changent.
Cet avis, commandé par la Commonwealth Climate and Law Initiative, traite de l’actuel climat d’incertitude autour des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance en Amérique du Nord. Me DeMarco y conclut que les administrateurs de sociétés canadiennes qui ne tiennent pas compte des risques liés à la nature et au climat risquent d’être traînés devant les tribunaux pour manquement à leurs obligations juridiques.
Toujours selon cet avis, ce risque est particulièrement élevé dans le secteur minier et de l’énergie. Les sociétés financières et les assureurs aussi sont exposés aux risques liés à la nature de manière systémique en raison de leurs placements et des affaires qu’ils traitent avec des exploitants de ressources naturelles.
Néanmoins, Me Chell est d’accord pour dire que, si beaucoup d’organisations ont mis leurs déclarations publiques en sourdine, elles continuent de travailler pour la durabilité.
« Ce travail s’est en fait accéléré à bien des points de vue, car les économies émergentes et en développement sont une mine d’or de possibilités financières sur le marché mondial. »
Néanmoins, il prédit qu’une certaine incertitude demeurera jusqu’à ce que le Tribunal de la concurrence se prononce sur les premiers dossiers traitant des mesures contre l’écoblanchiment.
Une première affaire s’en vient. En août, Kristen Overmyer, une ingénieure et consultante néo-écossaise, a déposé une plainte pour écoblanchiment contre EverWind Fuels Inc., une société de Halifax en train d’ériger des installations à Point Tupper, en Nouvelle-Écosse pour produire de l’hydrogène vert et de l’ammoniac propre afin d’en faire l’exportation en Allemagne.
Mme Overmyer dit qu’EverWind a multiplié les déclarations annonçant qu’elle produirait « de l’hydrogène vert pour décarboner la planète », mais n’a présenté « aucun résultat d’essais sur ses produits ni aucune preuve fiable et adéquate reposant sur une méthodologie reconnue dans le monde, telle qu’une analyse des émissions globales ».
Quand le gouvernement reprend le discours de l’industrie
Julien Beaulieu, un juriste du Québec préparant une thèse de doctorat sur les politiques environnementales et la responsabilité climatique des entreprises à l’Imperial College de London, dit ne pas vraiment s’inquiéter de la diminution des déclarations des sociétés sur les questions climatiques.
« Je ne pense pas, dit-il, que tout soit grave parce que oui, cela signifie que leur engagement diminue, mais aussi que les renseignements qu’elles seront prêtes à communiquer seront précis et vérifiés. C’est peut-être une bonne chose. Parfois, on gagne plus avec moins. »
Quant à la Banque Royale, Me Beaulieu estime possible qu’elle demeure active sur la scène climatique, mais qu’elle préfère ne plus en parler.
« Il se pourrait bien qu’elle en fasse autant qu’avant, avec le marketing en moins. »
Quant à l’écoblanchiment, les déclarations des sociétés ne sont pas son unique souci. Me Beaulieu attire l’attention sur le fait qu’en juin dernier, le premier ministre Mark Carney s’est engagé à promouvoir les grands projets d’infrastructure favorisant « le pétrole et le gaz décarbonés ».
Me Beaulieu s’est dit perplexe, doutant de l’existence même du pétrole ou du gaz décarboné. Il reconnaît l’actuel travail de captage de carbone dans la production pétrolière, mais, quant aux émissions en aval, le pétrole sera brûlé sur nos routes.
« C’est dans la base même du concept, dit-il. Quand on entend le gouvernement répéter ces sérénades de l’industrie, je pense que ça aussi, c’est de l’écoblanchiment. »