Guerre de l’eau
Compte tenu de l’allusion par le président Trump au gros robinet et à l’abandon des accords sur la frontière, les exportations canadiennes d’eau pourraient-elles faire partie des négociations de l’ACEUM?

Pendant les renégociations de l’accord trilatéral de libre-échange en 2018, les États-Unis et le Canada se sont entendus pour laisser de côté l’exportation massive d’eau.
L’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) devant être renégocié en 2026, les Américains pourraient-ils remettre les exportations d’eau du Canada à l’ordre du jour?
Des indices pointent dans cette direction, alors que certains commentaires et mesures créent des remous.
Même avant son élection pour son second mandat en novembre, le président Donald Trump parlait d’un « gros robinet » au Canada qui pourrait aider la Californie à composer avec son manque constant d’eau.
Le « robinet » transporte de l’eau depuis le fleuve Columbia à travers les États de Washington et de l’Oregon, prenant sa source en Colombie-Britannique.
Le président Trump affirme l’avoir vu.
« Il y a des millions de litres d’eau qui s’écoulent du nord avec la couverture de neige et le Canada, toute cette eau coule et ils ont essentiellement un très gros robinet », a-t-il dit en novembre.
« Vous ouvrez le robinet, il faut une journée pour l’ouvrir, et c’est massif. C’est aussi gros que le mur du bâtiment derrière vous. Vous l’ouvrez et l’eau coule librement vers le Pacifique et si on le referme, toute cette eau descendrait jusqu’à Los Angeles ».
« Complètement absurde »
Nigel Bankes, professeur de droit émérite de l’Université de Calgary, dit que le fleuve Columbia, qui permet le contrôle des inondations, la production d’hydro-électricité et l’irrigation des deux côtés de la frontière, coule vers le Pacifique « à environ 1 000 kilomètres au nord de Los Angeles ».
Le déplacement de ce cours d’eau vers le sud de la Californie serait coûteux.
« Les transferts d’immenses bassins nécessitent d’énormes investissements, dit-il. Ce dont il parle est complètement absurde. »
Le New York Times a rapporté que durant un appel en février, le président Trump a dit à l’ancien premier ministre Justin Trudeau qu’il voulait abandonner divers accords sur la frontière, y compris ceux concernant l’eau.
« Il voulait déchirer les accords sur les Grands Lacs et les conventions liant les deux nations qui définissent la façon dont elles partagent et gèrent les eaux des lacs Supérieur, Michigan, Huron, Érié et Ontario », selon le quotidien.
Ces accords remontent au Traité des eaux limitrophes de 1909 et à la création de la Commission conjointe internationale, au sein de laquelle les États-Unis et le Canada comptent trois membres chacun, dont le mandat est la prévention et le règlement des différends en ce qui touche à l’utilisation et à la qualité des eaux limitrophes.
« Le président Trump semble avoir une vision inhabituelle des traités », dit Me Bankes.
« Pour lui, il s’agit d’instruments diplomatiques pratiques et non d’accords contraignants. »
« Prêt pour toute mesure que peuvent prendre les États-Unis »
En mars, au beau milieu de tensions commerciales et de menaces d’annexion du Canada, les États-Unis ont suspendu les négociations du partage de l’eau du fleuve Columbia. Les discussions avaient pour but de moderniser le Traité du fleuve Columbia vieux de 61 ans, lequel régit l’approvisionnement en eau, la production d’énergie, le contrôle des inondations transnationales et le rétablissement du saumon.
Un nouvel accord de principe a été conclu l’été dernier, mais il n’a pas été finalisé avant l’élection américaine de l’automne dernier.
Pendant son appel avec le premier ministre Trudeau, le président Trump aurait dit que le traité était injuste pour les États-Unis et il a exigé des changements. Dans le contexte actuel, la ColombieBritannique se prépare à l’éventualité où les ÉtatsUnis pourraient prendre une mesure unilatérale.
Le gouvernement provincial est « préoccupé et prêt pour toute mesure que peuvent prendre les États-Unis », a dit Adrian Dix, le ministre de l’Énergie, aux journalistes.
Bien que la direction que prendront les choses reste à voir, à la question de savoir quel recours existerait si le président Trump voulait remettre les discussions sur l’eau à l’ordre du jour de l’ACEUM, Me Bankes répond que le Canada a une option, soit « refuser ».
Adoptée en 2013, la Loi sur la protection des eaux transfrontalières du Canada interdit le captage massif d’eaux transfrontalières.
Selon lui, le Canada s’oppose aux transferts entre les bassins hydrographiques, « non tant pour des motifs économiques que pour des raisons écologiques ». Le Canada est contre ces transferts « dans une province, entre des provinces ou à l’échelle internationale ».
De plus, l’Entente sur les ressources en eaux durables du bassin des Grands Lacs et du Saint-Laurent, signée par l’Ontario, le Québec et les huit États américains riverains des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent, interdit les exportations massives d’eau du bassin. L’entente est enchâssée dans le Pacte des Grands Lacs – une loi adoptée par l’ancien président américain George W. Bush en 2008.
« Nous avons collectivement intérêt à la garder (l’eau) ici », dit Me Bankes.
« Le Canada a une cible dans le dos »
Tricia Stadnyk, une hydrologue prévoyant la disponibilité de l’eau et professeure à la Schulich School of Engineering de l’Université de Calgary, perçoit une lacune potentielle dans le prédécesseur de l’ACEUM – l’Accord de libre-échange nord-américain – qui exclut l’eau exportée « à l’état naturel des lacs et des rivières ».
Selon elle, on peut soutenir qu’une fois que l’eau sera extraite ou recueillie, dans un barrage ou un réservoir, cette eau ne sera plus « naturelle », mais elle deviendra un bien échangeable.
« Le Canada a une cible dans le dos », dit la professeure Stadnyk.
Marie-France Fortin, professeure de droit de l’Université d’Ottawa et chercheure principale du Forum de la faculté sur le droit et la gouvernance de l’eau, indique que les provinces auraient leur mot à dire si l’eau était mise à l’ordre du jour de l’examen de l’ACEUM.
Comme les gouvernements provinciaux, territoriaux et autochtones ont un rôle à jouer, la coordination est primordiale, selon elle, renvoyant à un article qu’elle a corédigé avec ses collaborateurs du forum sur l’eau, selon lequel « l’inertie réglementaire » constitue un défi pour la législation sur l’eau du Canada.
Ils écrivent que « [l]e nombre croissant d’enjeux liés à l’eau crée également des défis intergouvernementaux dans le système fédéral canadien ». Ils évoquent « une mosaïque de mesures internationales, fédérales, provinciales, territoriales, municipales et intergouvernementales prises simultanément ».
L’Agence de l’eau du Canada nouvellement créée a pour mandat de favoriser une meilleure coordination.
La professeure Stadnyk dit que les provinces et les territoires contrôlent l’eau, ce qui prive le gouvernement fédéral de tout pouvoir décisionnel à son égard. Il faudrait un changement pour que l’agence joue un rôle plus important. Dans sa forme actuelle, son rôle demeure imprécis, en dehors de la diffusion de données sur la coordination et du financement de la recherche.
« À vrai dire, l’Agence de l’eau du Canada dans sa forme actuelle n’a pas de pouvoir législatif ou juridique ni aucun mandat stratégique précis sur l’eau », dit-elle.
« Une lutte inégale du genre David contre Goliath »
En outre, la responsabilité législative actuelle relativement à l’eau relève de huit portefeuilles différents au niveau fédéral. À l’opposé, le Geological Survey (Service géologique) des États-Unis, une agence fédérale, contrôle l’eau du côté américain.
« Il devient très difficile pour nous de lutter contre les menaces des ÉtatsUnis, qu’elles relèvent de la rhétorique ou non », dit la professeure Stadnyk.
« Ce n’est pas une lutte équitable à l’heure actuelle, c’est plutôt une lutte du genre David contre Goliath. »
Comme Me Fortin, la professeure Stadnyk dit que nous devons nous doter d’un modèle de fédéralisme coopératif en matière d’eau, une façon pour le gouvernement fédéral de coordonner les mesures et les décisions prises par les provinces et les territoires.
Francis Scarpaleggia, le député libéral dans la circonscription de LacSaint-Louis dans la région de Montréal, a présidé le Comité permanent de l’environnement et du développement durable de la Chambre des communes.
Il croit que les États et les provinces qui ont signé les accords de protection transfrontalière pour l’eau parleront d’une seule voix contre toute tentative du président Trump de forcer les exportations d’eau depuis le Canada.
« Ce n’est pas négociable et toute tentative serait vouée à l’échec », ditil.
Liz Kirkwood, cheffe de la direction de FLOW – For the Love of Water – à Traverse City, au Michigan, est d’accord.
« J’imagine qu’il y aurait un tollé des deux côtés de la frontière », dit-elle, étant donné l’interdiction prévue par le Pacte des Grands Lacs sur la déviation d’un cours d’eau.
Elle fait l’éloge de la Commission conjointe internationale qu’elle décrit comme un « catalyseur de changement » depuis son étude initiale sur la transmission du choléra jusqu’à l’interdiction du phosphore dans le détergent à lessive qui faisait mourir le lac Érié.
« Le monde entier a les yeux tournés vers les États-Unis et le Canada dans l’espoir d’une gestion réussie de l’eau, dit Liz Kirkwood. Pourquoi modifier un système qui fonctionne? »
Peter Gleick, un chercheur scientifique de la Californie et membre de la National Academy of Sciences des États-Unis, dit que « les États-Unis n’ont pas besoin de l’eau canadienne ». Il décrit l’utilisation durable de l’eau comme étant « compétitive et préférable du point de vue environnemental, en particulier dans les régions des États-Unis où l’eau est rare ».
« À mon avis, le Canada n’accepterait jamais, d’un point de vue politique, de vendre ou de donner son eau aux États-Unis et rien ne permettrait aux États-Unis d’obliger le Canada à le faire », dit-il dans un courriel.
La professeure Stadnyk fait écho à ce sentiment.
« Nous ne sommes pas à vendre. Notre eau n’est pas à vendre et, si vous voulez nos ressources, vous devez négocier avec nous. Point à la ligne. »