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Revoir la norme de contrôle

La Cour suprême et sa trilogie de décisions en droit administratif : ce que l’avenir nous réserve.

Aerial view of Supreme Court of Canada at Dawn in Ottawa, Ontario
iStock

Situation peut-être typiquement canadienne, l’une des questions les plus litigieuses que doit trancher la Cour suprême est celle de la norme de contrôle judiciaire devant s’appliquer aux affaires de droit administratif. À la Conférence de l’ABC sur le droit administratif, et le droit du travail et de l’emploi qui s’est tenue à Ottawa le 8 novembre dernier, un groupe de juristes a présenté ses idées sur la très attendue trilogie de décisions de la Cour suprême qui, espérons-le, apportera des éclaircissements sur cette norme. Ils ont aussi parlé de ce que cela pourrait changer dans la pratique.

En décembre 2018, la plus haute instance du pays a entendu trois affaires : Bell Canada, et al. c. Procureur général du Canada, National Football League, et al. c. Procureur général du Canada et Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Alexander Vavilov. Celles-ci furent alors vues comme l’occasion de nuancer la jurisprudence sur la norme de contrôle applicable aux mesures administratives que nous a léguée la décision Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, rendue en 2009. La Cour suprême a jusqu’en mars 2020 pour se prononcer avant que l’ex-juge Clément Gascon ne puisse plus contribuer à la rédaction de ces arrêts.

« C’est ce qui s’approche le plus d’une commission d’enquête judiciaire sur la norme de contrôle », commente Audrey Boctor, associée du cabinet IMK LLP de Montréal, désignée amicus curiae pour les audiences de cette trilogie. « On attend beaucoup de ces décisions, dans un sens comme dans l’autre. »

Selon elle, ces trois affaires soulèvent une pléthore de questions qui sont autant de points d’achoppement dans l’actuel droit administratif : Y a-t-il de légitimes questions de compétence? L’analyse contextuelle dans l’établissement de l’équité procédurale est-elle encore valide? Ou alors, est-ce la norme de la décision raisonnable qui s’est imposée, sauf pour les rares exceptions où la norme de la décision correcte est de mise? Autres questions : Les clauses d’appel entrent-elles en ligne de compte? Y a-t-il une seule norme de la décision raisonnable? Comment faut-il examiner le caractère raisonnable?

« Nous souhaitons des directives plus précises, de la constance dans les décisions : pas cinq juges pour et quatre contre une semaine, puis le contraire la semaine suivante. »

Or, il faudra peut-être croiser les doigts et continuer d’espérer. En effet, Me Boctor rapporte une dissidence au sein de la Cour suprême sur des points fondamentaux concernant le véritable rôle des tribunaux et la place des tribunaux administratifs dans cette structure.

Victoria Jones, de la société de Villars Jones LLP à Edmonton, dit notamment espérer que la trilogie d’arrêts procure aux tribunaux un mode d’emploi sur la façon de mener un examen du caractère raisonnable. Elle convient cependant que la Cour est divisée, citant la juge Rosalie Abella, qui s’est déclarée d’avis que le caractère raisonnable est la seule norme nécessaire.

« J’espère qu’on pourra faciliter les choses de ce côté, confie Me Jones. La même question peut amener des réponses différentes d’une province à l’autre – ça ne fonctionne pas très bien, car il nous faut des balises sûres. Le droit administratif étant tissé d’incertitudes, il est difficile de bien conseiller nos clients. » 

Selon Me Jones, il faut améliorer la formation des juges des cours supérieures provinciales en ce qui concerne le caractère raisonnable, car le gros de la jurisprudence émane de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale.

William Shores, associé chez Shores Jardine LLP à Edmonton, fait remarquer que le droit administratif porte fondamentalement sur la capacité constitutionnelle des organes législatifs d’attribuer des fonctions aux organismes extrajudiciaires. La norme de la décision correcte entrave cette structure, affirme-t-il.

« La norme de la décision raisonnable est une norme flexible qui reflète le rôle des tribunaux administratifs, et cette norme, qu’elle procède au moyen des structures institutionnelles ou des connaissances spécialisées, est essentielle au bon fonctionnement de notre système de droit administratif. »

Me Shores ajoute que ç’aurait été formidable qu’une des affaires de la trilogie porte sur la législation déléguée, car cela eût permis de démontrer la bonne façon d’appliquer la norme de contrôle.

Le juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale, qui a rédigé la décision majoritaire dans Vavilov, faisait aussi partie du groupe de juristes à la Conférence. Quel que soit le résultat – il penche pour une décision compromissoire, qui ne sera peut-être pas exempte de lacunes et d’incohérences –, il y a fort à parier selon lui que l’on assistera par la suite à un déplacement de la zone de contestation. En effet, la Cour suprême va refuser la plupart des dossiers qui concerneront la norme de contrôle judiciaire.

« Cette idée que tout doit passer par la Cour suprême, c’est de l’hérésie… c’est tout faux, commente le juge Stratas. À mon avis, ces affaires se décideront désormais aux cours d’appel du pays. Et justement, ces dernières sont déterminées à simplifier ce secteur du droit, à en faciliter la pratique et, surtout, à l’harmoniser avec les principes fondamentaux. »

La Cour suprême du Canada laisse aux cours d’appel une certaine latitude quant à l’interprétation de ses décisions, rappelle le juge Stratas.

« Peu importe ce que la Cour suprême fera, les cours d’appel seront prêtes, avec leurs priorités à elles, et nous tâcherons de mettre les choses au clair, conclut-il. Je vous encourage, vous les juristes, à jeter un regard nouveau sur la doctrine du précédent, et à compter sur la capacité des cours d’appel à résoudre les problèmes, pour les réponses aux questions qui demeureront après que la Cour suprême se sera prononcée dans sa trilogie d’arrêts. »