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Inédit et justiciable

Deux poursuites contre le gouvernement fédéral ont été autorisées, marquant un tournant dans les litiges climatiques au Canada.

Climate litigation

Les actions en justice hasardeuses, ou « demandes inédites » comme se plaisent à les appeler les juges, débouchent parfois sur des résultats complètement inattendus.

En décembre, la Cour d’appel fédérale a décidé à l’unanimité de relancer deux contestations des politiques climatiques fédérales : l’une de 15 jeunes de partout au Canada (l’affaire La Rose), l’autre de deux groupes de la Première Nation Wetʼsuwet’en (l’affaire Misdzi Yikh). Dans les deux cas, les demandeurs soutenaient que le gouvernement fédéral contrevenait à leurs droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés en ne faisant pas face à la menace climatique.

La Cour fédérale avait rejeté les deux affaires sans autorisation de modifier parce qu’elles n’étaient pas justiciables, vu qu’il était demandé aux juges de trancher des questions politiques hors de leur compétence légitime.

La Cour d’appel fédérale n’était pas d’accord, du moins en partie. Elle était du même avis que la Cour fédérale pour la demande portant sur l’article 15, soutenant que l’effet des politiques climatiques fédérales laxistes sur les jeunes Canadiens ne contrevenait pas à la garantie de traitement égal devant la loi prévue dans la Charte. ([TRADUCTION] « L’égalité intergénérationnelle n’est pas couverte par l’article 15, dans l’état actuel de la loi. »).

Par contre, la Cour s’est rangée du côté des demandeurs pour les revendications concernant l’article 7 et a conclu qu’il y a un argument justiciable permettant d’affirmer qu’il existe un lien entre le « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » et la promesse du gouvernement fédéral d’atteindre les cibles d’émissions établies dans l’Accord de Paris ratifié par le Parlement.

« [TRADUCTION] Les demandes ne visent pas à dire au Canada comment remplir ses engagements, s’est prononcée la Cour d’appel fédérale. À cet égard, la Cour fédérale a mal interprété les demandes quand elle en a fait des contestations des politiques. »

Ainsi, bien que la Cour d’appel fédéral ait dit aux demandeurs de clarifier quelque peu leurs arguments, leurs demandes peuvent tout de même être accueillies. Cette décision reflète en partie le fait que les demandes avaient atteint le point de « requête en radiation » – et les juges sont souvent réticents à rejeter les demandes inédites avant qu’elles aient été mises sur le tapis.

« Les requêtes en radiation permettent aux cours d’appel d’examiner les demandes attentivement et de décider si l’on est en présence d’une question recevable en droit », a expliqué Jon Silver, avocat adjoint principal à Torys et spécialiste des litiges en droit public.

« Et je pense que le caractère inédit des demandes a beaucoup influé sur la décision de la Cour de laisser l’affaire aller de l’avant. Une grande partie de la décision repose sur la menace climatique et ses effets sur l’habitabilité du Canada. La Cour n’avait pas l’impression qu’elle adoptait une position isolée. »

En jugeant que la revendication concernant l’article 7 est justiciable (et, du même coup, en écartant l’argument qu’il est impossible de prouver un lien entre les actions gouvernementales et les dommages climatiques), la Cour d’appel fédéral laisse la porte grande ouverte aux demandes accusant le gouvernement de contrevenir aux droits essentiels garantis par la Charte par son inertie dans le dossier des changements climatiques.

Même si la Cour a ordonné que la demande soit réécrite, Chris Tollefson du cabinet Tollefson Law, à Victoria, un des avocats des demandeurs de l’affaire La Rose, voit la décision comme une victoire absolue.

« Je pense que ce que nous avons réussi à faire avec la décision de la Cour d’appel, c’est de clarifier un domaine du droit qui était incertain, a-t-il dit. Le sens de justiciabilité n’était vraiment pas clair. La Cour a établi que les questions ne sont pas hors de la compétence des tribunaux simplement parce qu’elles sont trop complexes ou politiques. »

Ce faisant, la Cour s’est aussi placée devant un argument couramment soulevé dans maintes contestations de politiques gouvernementales au terme de la Charte, soit que ce genre de contestations fait valoir un « droit positif » à quelque chose plutôt qu’un « droit négatif » d’être privé de quelque chose.

« Les droits positifs au titre de l’article 7 sont très rares », a indiqué Bridget Gilbride, spécialiste du droit de l’environnement à Fasken. « Le débat est encore très animé dans les sphères juridiques pour savoir si l’on peut interpréter l’article 7 comme une quelconque protection d’un droit positif.

« On peut avancer que la menace posée par les changements climatiques est si grande qu’elle touche la sécurité de la personne, un droit garanti par l’article 7 dans le sens plus habituel et direct. Ce qui peut être interprété comme un droit non positif. »

C’est essentiellement ce qu’a fait la Cour d’appel fédéral. Selon la formulation de la décision de la Cour d’appel, le gouvernement du Canada a défendu que [TRADUCTION] « les obligations positives sont exclues de la jurisprudence concernant la Charte pour le moment, donc les demandes sont rejetées pour ce seul motif. »

En réponse, la Cour d’appel fédéral a avancé que les demandes comportent des aspects de droits positifs et négatifs. Elle a aussi cité l’affaire Gosselin c. Québec, [TRADUCTION] « où la Cour a jugé qu’une demande de droits positifs pouvait être présentée dans des “circonstances particulières” ».

[TRADUCTION] « Les effets actuels et potentiels des changements climatiques sont vastes et graves, a poursuivi la Cour. Ils comprennent la perte de terres et de culture, l’insécurité alimentaire, les blessures et la mort. Dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, la Cour suprême a indiqué que les changements climatiques constituent un défi existentiel, une menace de la plus haute importance au pays et pour l’avenir de l’humanité, menace qu’il ne faut pas ignorer…

« Si cela ne constitue pas des circonstances particulières, il est difficile d’imaginer que de telles circonstances puissent exister un jour. »

Les affaires La Rose et Misdzi Yikh ne seront pas tranchées du jour au lendemain. Me Tollefson et ses collègues doivent clarifier leurs plaidoyers pour tenir compte de l’instruction de la Cour d’appel fédéral. « La Cour d’appel a indiqué qu’il faut d’abord centrer la demande sur des actions gouvernementales précises et distinctes et leurs conséquences », a expliqué Me Silver.

Et toute demande cherchant à tracer une ligne nette entre une loi ou une politique gouvernementale donnée et les changements climatiques est assortie d’un fardeau de la preuve intimidant.

« Nous sommes confiants de la preuve scientifique que nous voulons présenter, a assuré Me Tollefson. Et nous avons 15 jeunes qui ont des histoires convaincantes à raconter à la Cour.

« Mais aujourd’hui, nous avons une décision qui fera jurisprudence pendant longtemps. Quand une demande inédite sera présentée, cette décision aidera les tribunaux à faire leur travail. »