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Deux poids deux mesures

Comment confronter le chaos juridique autour des peines minimales obligatoires au Canada.

Clocks and clock hands that is pulled / twisted out of a regular shape
iStock

Cela fait bientôt six ans que la Cour suprême a énoncé un nouveau critère pour l’évaluation du caractère constitutionnel des peines minimales obligatoires par les tribunaux du Canada.

Ce critère a eu bien peu de repos depuis.

La législation canadienne prévoit en tout 73 peines minimales obligatoires réparties entre le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Le gouvernement fédéral a fait face à plus de 160 contestations de la constitutionnalité de ces sanctions.

Un problème récurrent émerge de cette pléthore de contentieux : il est de plus un en plus courant qu’un crime puisse comporter une peine minimale obligatoire dans une province, mais pas dans une autre. Alors que la Cour suprême interviendrait normalement pour veiller à la clarification et à la cohérence, au cours des derniers mois, elle a rejeté des demandes d’autorisation de pourvoi dans des dossiers comportant des peines minimales obligatoires.

Cela créée un véritable chaos juridique.

« Les peines minimales obligatoires sont invalidées au cas par cas, et en fonction des provinces », dit Tony Paisana, associé dans le cabinet Peck and Company. « Certaines parviennent jusqu’à la Cour suprême du Canada et sont par conséquent uniformisées. Cependant, pour un grand nombre, ce n’est pas le cas. »

Vers la fin 2018, le Procureur général du Québec a déposé une demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême concernant la décision d’un tribunal de première instance qui avait déclaré les peines minimales obligatoires inopérantes concernant deux dispositions sur les armes à feu au motif qu’elles pourraient se traduire par un traitement cruel et inusité. L’été dernier, la Cour suprême a rejeté la demande.

Des tribunaux en Ontario et au Nunavut ont eux aussi réputé inconstitutionnelles certaines parties de ces peines minimales obligatoires. Elles conservent malgré tout force de loi dans le reste du pays.

« Cette mosaïque de peines minimales obligatoires disparates applicables dans diverses régions est injuste pour la population qui y vit, dit Me Paisana. Cela n’a jamais été la façon dont le droit pénal fonctionne généralement. »

Il est grand temps de trouver une solution nationale, dit Me Paisana. « Il s’agit de problèmes que, franchement, seul le Parlement peut régler. »

Les vannes se sont ouvertes en 2015 lorsque la Cour suprême a rendu l’arrêt R. c. Nur qui établissait un nouveau critère pour évaluer le caractère constitutionnel des peines minimales obligatoires, invitant les juges de première instance à envisager la manière dont les peines pourraient causer une situation hypothétique raisonnable dans laquelle la peine pourrait être totalement disproportionnée par rapport au comportement réputé criminel.

Une évaluation réalisée en 2018 par le ministère de la Justice, et obtenue au moyen d’un recours à la Loi sur l'accès à l'information, a révélé que le ministère suivait au total 161 contestations de la constitutionnalité de peines minimales obligatoires. Parmi celles qui avaient été tranchées, gain de cause a été obtenu dans près de la moitié. Cependant, selon l’évaluation, plus d’une centaine étaient encore en cours.

Rien de ceci ne devrait surprendre. Dans un article de 2016 paru dans The Supreme Court Law Review (disponible uniquement en anglais, les citations sont des traductions), Janani Shanmuganathan, associé dans le cabinet Goddard Nasseri, a fait remarquer que les efforts parcellaires pour contester une peine minimale obligatoire à la fois est un « processus d’une lenteur accablante » qui n’est pas à la disposition de tous les accusés. « Le silence radio » de la part du gouvernement fédéral concernant une réforme de la détermination de la peine semblait indiquer que « le Parlement pourrait laisser aux bons soins des tribunaux le règlement de la question des peines minimales obligatoires au Canada », a écrit Me Shanmuganathan.

Me  Shanmuganathan ajoutait: « Malgré leurs plus vaillants efforts, les tribunaux sont mal placés pour régler le problème des peines minimales obligatoires. »

Karen Molle, qui exerce en Alberta et en Colombie-Britannique, connaît très bien ce qu’elle appelle le « méli-mélo » de décisions portant sur ces peines minimales obligatoires.

Me Molle représente un client qui a plaidé coupable de décharger une arme à feu avec insouciance; infraction passible d’une peine minimale obligatoire de quatre ans d’emprisonnement. Lors du procès, Me Molle a plaidé avec succès que la loi pourrait s’appliquer à une personne qui décharge une carabine Airsoft sur une maison vide, rendant la peine totalement déphasée par rapport au danger réel présenté. Sur cette base, le juge de la peine a ignoré la peine minimale obligatoire.

La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté cette analyse (arrêt disponible uniquement en anglais, les citations sont des traductions). Dans ses motifs concordants, monsieur le juge Thomas Wakeling a écrit que l’arrêt Nur,  « a ouvert les vannes ». Il a décrit la quantité de décisions invalidant les peines minimales obligatoires comme « une attaque flagrante contre les valeurs démocratiques ».

Monsieur le juge Wakeling a écrit : « au cours des cinquante dernières années, aucun gouvernement libéral ou conservateur  n’a jamais abrogé une peine d’emprisonnement minimum obligatoire », allant jusqu’à inclure une liste de toutes les peines minimales obligatoires prévues et le parti politique au pouvoir au moment de leur adoption respective.

Me Molle reconnaît que les motifs de l’affaire étaient « très inhabituels ».

La même disposition que celle contestée par Me Molle a aussi fait l’objet d’une instance au Nunavut, avec les mêmes résultats, et au Québec où un tribunal de première instance a décidé de ne pas appliquer la peine minimale obligatoire.

Comme maints juristes spécialisés en défense pénale au Canada, Me Molle espère désormais que la Cour suprême donnera son avis. « Nous faisons ceci pour essayer de clarifier la situation », a-t-elle dit au magazine ABC National. En l’absence d’un arrêt contraignant rendu par la Cour suprême, il est possible que la personne qui a déchargé une arme à feu Airsoft sur une maison vide écope d’un emprisonnement de quatre ans en Alberta, alors qu’au Québec elle ne devrait purger que quelques mois de prison.

« Nous pourrions réellement nous trouver dans une situation où les dispositions sur la détermination de la peine seraient très distinctes et séparées d’un bout à l’autre du pays », dit Me Molle.

Tout comme Me Paisana et Me Shanmuganathan, Me Molle dit que le contentieux est une solution imparfaite pour ce problème d’envergure nationale. Si la Cour suprême accorde l’autorisation, elle ne s’attend pas à ce qu’elle aille beaucoup plus loin qu’une déclaration du genre « c’est bien ce que nous avons voulu dire [dans l’arrêt Nur] », dit-elle. « C’est vraiment le mieux que nous obtiendrons. »

« C’est le Parlement qui peut éliminer les peines minimales obligatoires là où existe cet écart », ajoute-t-elle. La Section du droit pénal de l’ABC propose une résolution , sur laquelle les membres se prononceront en février, qui exhorterait le gouvernement fédéral à éliminer les peines minimales obligatoires pour les crimes autres que le meurtre.

Me Paisana est fataliste. « Si cela devait être fait, on pourrait penser que cela l’aurait déjà été depuis longtemps. »