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Gardiens de la conscience morale

Les conseils d’administration manifestent un intérêt renouvelé pour la culture. D’où l’émergence des conseillers en éthique et en intégrité.

Silicon Valley lawyer Amyn Thawer

Comme la plupart des conseillers en intégrité, Jennifer Drost admet que ce n’était pas un poste qui était sur son écran radar lorsqu’elle était à l’université. « Je n’avais pas pour objectif de devenir chef de la conformité et de l’éthique », dit l’avocate principale de la compagnie d’assurances Travelers Canada.

Elle a accédé en 2014 à ce poste clé en pleine émergence, suivant la création d’un rôle similaire aux États-Unis au sein de la compagnie mère. Elle croit que la nomination dénote un effort conscient de la part de la compagnie pour mettre l’accent sur la culture et les valeurs. « Nous avons commencé à mettre l’accent sur le désir de faire les choses de la bonne manière », dit-elle.

Des mots comme valeurs, culture et honnêteté sont prononcés par ces professionnels responsables de l’éthique avec la même passion que les avocats en litige présentent leurs plaidoiries finales.

Prenez l’exemple d’Ula Ubani, chef de l’éthique au sein de BMO Groupe Financier. Elle a été aux premières loges pour le développement des questions de culture et d’intégrité depuis sa nomination en 2014. « Quand j'ai commencé à occuper ce rôle, j'ai découvert que si vous parlez d'éthique, la plupart des gens s’en désintéressent, non pas parce qu'ils ne respectent pas l'éthique, mais parce qu'ils se sentent éthiques. Lorsque vous parlez de culture, de valeurs et de comportement, la conversation est différente », dit-elle.

Scott Driscoll insiste également sur l'importance des valeurs et de la culture pour maintenir une entreprise sur le droit chemin. Il a été nommé chef de la conformité et de l’éthique chez Exportation et développement Canada (EDC) en 2015. Il est responsable du programme de conformité et d'éthique de l'agence. « Nous travaillons un peu partout dans le monde. Nous devons nous assurer que nos employés sont au courant des attentes à leur égard. Nous devons nous assurer de faire les choses correctement », explique-t-il.

Ces préoccupations deviennent rapidement des enjeux majeurs pour les entreprises dans une économie où les consommateurs se méfient de plus en plus des entreprises et des institutions publiques, note Richard Powers, professeur de gouvernance à la Rotman School of Management et ancien conseiller interne en entreprise. « Les conseils d’administration manifestent un intérêt renouvelé pour la culture. »

Cette prise de conscience favorise la montée d'un rôle de leadership au sein des organisations pour gérer les enjeux éthiques et moraux. « Je pense que c’est une tendance », estime Julianna Fox, qui a été nommée en 2018 chef de la conformité et de l’éthique du géant mondial du conseil en bâtiments WSP. « Aux États-Unis, cette fonction est présente dans de nombreux secteurs. Je trouve qu'au Canada, nous ne sommes pas encore là. La fonction est encore en train de se développer. »

Il suffit de regarder les grands titres pour voir ce qui entraîne ces développements. Selon le baromètre de confiance de la firme Edelman en 2018, la confiance des Canadiens envers les entreprises et les gouvernements continue de s’effriter. Seulement 49 % de la population canadienne fait confiance aux entreprises et 46 % au gouvernement, une tendance aussi reflétée à l’échelle mondiale. De plus, les PDG et les conseils d'administration sont de moins en moins perçus comme des porte-parole crédibles par les Canadiens : 68 % de la population pense que les PDG sont davantage motivés par la cupidité que par le désir d'apporter un changement positif dans le monde.

Un tel climat crée des opportunités de changement et ouvre la voie aux responsables en matière d’éthique et d’intégrité pour continuer de façonner la conscience de leur organisation.

Le sujet des conseillers juridiques internes en tant qu’agents de l’intégrité sera d’ailleurs abordé lors de la conférence nationale de l’ACCJE en avril, précise Eric Wai, directeur des relations avec les clients de LexisNexis Canada inc., l’un des commanditaires. Lors de la conférence de l’année dernière, le sujet avait fait l’objet de discussions sur le rôle joué par les avocats pour contribuer à ajuster la boussole morale des organisations.

Le conférencier lors de la séance plénière cette année sera Amyn Thawer, un avocat canadien qui œuvre dans la Silicon Valley comme chef de la conformité et de l'intégrité mondiales chez LinkedIn. En entrevue, il note que « la culture devient maintenant un élément clé de différenciation sur le marché ». Lorsqu'il a joint l’entreprise en 2014, LinkedIn employait 3 500 personnes; aujourd'hui, ils sont 14 000. Selon lui, l’un de ses principaux rôles est de « rendre opérationnelles la culture et les valeurs de la société ».

« L’intégrité est importante », dit-il, citant une série de scandales qui a conduit à de nombreuses réglementations aux États-Unis, telles que la création de la loi Sarbanes-Oxley et de nombreuses autres réformes. Le rôle du conseiller en intégrité, explique-t-il, « ne consiste pas uniquement à respecter les exigences réglementaires, mais également à avoir un impact réel sur l’image de marque ».

« Nous sommes dans un perpétuel combat pour attirer une main-d’œuvre de qualité. Les employés ont beaucoup plus de pouvoir de négociation qu’avant » et la culture est un élément central dans un tel contexte de recrutement. De plus, les employés exercent leur pouvoir d'une manière jamais vue auparavant. Prenez l’exemple de Google. Les employés ont organisé une grève pour protester contre le traitement par les entreprises d’allégations de harcèlement sexuel contre de hauts dirigeants.

De plus, Me Thawer rappelle que « nous sommes dans la nouvelle ère d'internet, où les médias sociaux offrent une plateforme aux gens. Vous pouvez avoir de petites parties prenantes, qu'il s'agisse d'employés, de militants, de critiques ou de citoyens, qui peuvent tous attirer l'attention ».

C’est là qu’un responsable de l’éthique ou de l’intégrité peut intervenir avec sa boussole morale et aider l’entreprise à naviguer dans les eaux parfois troubles de la recherche du comportement éthique.

Lorsque vous parlez à ceux qui assument ces rôles, quelques éléments sortent du lot par rapport à cette position émergente. Premièrement, les responsabilités sont vastes et une journée typique peut comporter une variété de problématiques, souvent liées à un type ou un autre d’enjeux de conformité.

« La plupart de mes activités ont trait à la gestion des programmes d’éthique et de conformité », précise Me Fox. M. Driscoll ajoute qu'il y a un élément de « maintien de l'ordre » dans son rôle et que « d’éteindre des feux est une activité quotidienne ».

Il est également possible d’être créatif avec les solutions que l’on propose et de repousser les limites en matière de responsabilité sociale et de l’éthique quand vient le temps d’élaborer des codes de conduite ou des politiques relatives aux pratiques exemplaires. Par exemple, Me Drost a lancé il y a deux ans un programme de formation éthique et culturel qui gagne du terrain au sein de l'entreprise: « Nous voulons que les employés réalisent que même si quelque chose est légal, il se peut que ce ne soit pas éthique », explique-t-elle.

Elle note que son travail va bien au-delà d’un travail juridique traditionnel de type rédaction de notes de service et d’opinions. « Vous devez comprendre tous les aspects de l’entreprise », déclare-t-elle, ajoutant que « c’est beaucoup plus intéressant et beaucoup plus varié » qu’un rôle typique de conseil interne.

Quant aux compétences nécessaires dans un tel rôle, elles varient considérablement, mais les personnes interrogées ont identifié neuf caractéristiques qui les aident dans leur travail. Elles incluent:

  • la compréhension du paysage réglementaire en mutation;
  • la capacité d'influencer différents publics;
  • être confortable avec la gestion du changement;
  • une capacité de collaborer;
  • un bon jugement dans le domaine des affaires;
  • de l’expérience dans l'élaboration de politiques;
  • réfléchir rapidement; et
  • une bonne capacité de résolution de problèmes.

« Vous devez être en mesure de vous concentrer sur ce qui est vraiment important et pertinent pour votre organisation. Vous devez avoir un esprit d’analyse et une certaine influence. C’est une forme de gestion du changement au quotidien », précise Ula Ubani.

Enfin, s’agissant du responsable de l’éthique ou de l’intégrité, il s’agit souvent d’une structure de rapport hybride ou double. Souvent, le rôle relève du responsable des affaires juridiques, mais pas toujours. Il peut aussi y avoir des liens directs avec le conseil, par l’entremise d'un comité de risque ou d'audit, par exemple.

Qu'en est-il de la différence entre un responsable de l'éthique et un responsable de l'intégrité? C’est principalement de la sémantique, estime Me Fox. « Je ne pense pas qu’il y ait une différence. Pour moi, c’est la même fonction. »

D'un côté, l'éthique semble évoquer une notion de comportement non éthique, tandis que l'intégrité parle de manière plus large d’un comportement positif. Larousse définit l'intégrité comme « la qualité de quelqu’un, de son comportement, d’une institution qui est intègre, honnête », alors que l’éthique est définie comme « l’ensemble des principes moraux qui sont à la base de la conduite de quelqu’un ». Dans les deux cas, il existe une forme d’impératif moral.

Me Thawer de LinkedIn estime que le rôle de l’intégrité prévaudra à long terme. « Je pense que si vous vous projetez dans trois à cinq ans, on mettra encore plus l'accent sur la question de l'intégrité ».