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Libérer le droit du colonialisme

Aimée Craft est l'une de deux récipiendaires du Prix du président de l’ABC en 2021.

Aimée Craft

Qui, enfant, ne s’est jamais fait prendre la main dans le sac par ses parents à faire quelque chose qu’il ne devait pas? Eh bien, dans le cas de la jeune Aimée Craft, c’est en flagrant délit de préparation d’une poursuite judiciaire pour meurtre que l’a un jour surpris son père. « Je lui aurais dit “Laisse-moi tranquille, il faut que je finisse ça; c’est vraiment important!” » se remémore-t-elle en riant.

Avocate autochtone (Anishinaabe et Métisse) du territoire visé par le Traité no 1 au Manitoba, Me Craft fait partie des lauréats du Prix du président de cette année. Celle qui enseigne aujourd’hui à l’Université d’Ottawa a toujours su qu’elle voulait devenir avocate, même si elle est, de son propre aveu, la pire qui soit pour suivre les règles. « Je ne suis pas les recettes, je colore hors des lignes… Certains pensent que pour se passionner du droit, il faut se complaire dans les règles et la rigidité. Je ne le vois pas comme ça. » Elle ne se gêne pas pour incorporer l’art et les procédés créatifs dans son travail « parce que le droit est une affaire de principes qui nous orientent pour prendre des décisions éclairées et vivre une bonne vie. »

Son plan original était de se diriger vers le droit environnemental international avant de se spécialiser dans le droit autochtone et le droit canadien entourant les autochtones. « Mon travail académique m’aide à sortir des sentiers battus, à échapper à l’ornière d’avoir à argumenter dans l’intérêt d’un client particulier. » La chose à ne jamais oublier, dans son livre à elle, c’est pour qui l’on prend les décisions en droit. « Pour moi, ce qui importe, c’est que les gens aillent bien et vivent bien – et c’est d’autant plus vrai en cette période de pandémie. »

Le droit autochtone, ce n’est pas qu’une petite pincée de « saveur autochtone » parsemée çà et là dans le système juridique canadien – « Loin de là. C’est la remise en question de la fondation même de notre façon de prendre des décisions. Les premiers peuples ont été exclus de la sphère décisionnelle pendant très longtemps », dit-elle, en ajoutant qu’il faut reconnaître les traditions juridiques autochtones en faisant une place aux principes décisionnels de ces peuples.

Par exemple, les lois canadiennes régissant les évaluations environnementales remontent à environ 60 ou 70 ans. « Le travail de protection de l’eau des Anishinaabeg, lui? Il s’étend sur des milliers d’années. »

La Commission de vérité et réconciliation a réclamé, dans ses appels à l’action nos 27 et 28, un changement dans le paradigme éducationnel et culturel du Canada. Me Craft fait remarquer que « le droit est indissociable de la relation asymétrique » entre les peuples autochtones et la société canadienne. « Le droit a été complice. Avoir fait changer cette réalité ainsi que revu l’instruction et la formation donnée aux juristes et dans les facultés de droit sur la base des compétences et des connaissances de fond est, je le crois, l’une des pierres angulaires des progrès qui ont été réalisés. Ce que j’espère maintenant, c’est que les choses ne finiront pas là. Je ne veux pas que l’on s’arrête sur cette lancée. »

Transformer la société et parvenir à une réconciliation est un travail de longue haleine, reconnaît l’avocate. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle est honorée de recevoir le Prix du président, qu’elle voit comme un encouragement à poursuivre les efforts.

« Cela véhicule aussi un message très important aux membres de l’Association du Barreau canadien, de la profession juridique et de la magistrature, à savoir qu’il est impératif de s’attaquer à ces problèmes pour écrire une nouvelle page d’histoire, sur le plan politique et juridique, du pays dans lequel nous vivons. Et qu’il faut prendre au sérieux le besoin de réconciliation. Il faut trouver le moyen de reconnaître les droits des peuples autochtones qui sont enchâssés, par exemple, dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et l’énoncé de mandat de la Commission de vérité et réconciliation – mandat que celle-ci nous a donné à tous, dans ses appels à l’action, mais aussi dans sa constatation de la nécessité d’apporter un réel changement à notre société. »

Que viser maintenant, selon elle? La Cour suprême. Il devrait s’ajouter trois places – pour l’Ouest, l’Est et le Nord – de juges représentant les peuples autochtones du Canada. La mesure est nécessaire, dit-elle, « si l’on veut que la plus haute cour de notre pays ait une chance de libérer le droit du colonialisme et de ses méfaits historiques à l’égard des premiers peuples du Canada. »

Le Prix du président de l’ABC vise à reconnaître la contribution remarquable de juristes canadiens à la profession juridique, à l’Association du Barreau canadien ou à la vie publique au Canada. Cliquez ici pour voir la liste des lauréates et lauréats.

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Professeure et chercheuse récipiendaire de plusieurs prix, Aimée Craft est une leader reconnue internationalement dans le domaine des traditions juridiques autochtones, des traités et de l’eau. Elle donne la priorité à la recherche dirigée par les communautés autochtones et à la recherche interdisciplinaire, y compris en arts visuels et en cinéma. Elle codirige une série d’études importantes sur la décolonisation de la gouvernance de l’eau et travaille avec de nombreuses nations et communautés autochtones sur les relations et les responsabilités des Autochtones à l’égard du nibi (l’eau). Elle joue un rôle actif dans les collaborations internationales relatives à la mémoire transformatrice dans les contextes coloniaux et à la récupération des pratiques d’accouchement autochtones en tant qu’expressions de la souveraineté territoriale.

Cette professeure agrégée à la section de common law de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa et avocate autochtone (Anishinaabe et Métisse) du territoire visé par le Traité no 1 au Manitoba a été directrice de recherche pour l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ainsi que directrice fondatrice de la recherche du Centre national pour la vérité et la réconciliation. Elle a aussi exercé le droit au Public Interest Law Centre pendant plus d’une décennie et a accédé, en 2016, au palmarès des 25 avocats les plus influents du Canada.

Auteure d’un livre primé, Breathing Life Into the Stone Fort Treaty, qui parle de l’interprétation des traités du point de vue de l’Anishinaabe inaakonigewin (le droit Anishinaabe), Me Craft est la présidente sortante de la Section du droit des autochtones de l’Association du Barreau canadien et membre active du Speakers’ Bureau de la Commission des relations découlant des traités du Manitoba.