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Faire la lumière sur les erreurs judiciaires

Amanda Carling propose une lecture historique aux Canadiens pour mieux comprendre les erreurs judiciaires.

Amanda Carling

À sa deuxième année de droit à l’Université de Toronto en 2010, Amanda Carling a suivi un cours sur les erreurs judiciaires. Un jour, lors d’un exposé du professeur Kent Roach, elle s’est sentie obligée de signaler un élément manquant : « J’ai critiqué le peu d’attention qu’on consacrait aux cas d’Autochtones et de personnes racisées, des personnes vivant dans la pauvreté », relate-t-elle. Plus tard, ce constat lui donnerait les munitions pour produire un article et y déplorer le peu de place faite aux erreurs judiciaires dans la littérature d’alors au Canada.

« [Elle] était de ces étudiants qui vous mettent au défi comme professeur; ce sont les meilleurs », se souvient le professeur Roach à son sujet.

Aujourd’hui, on voit des condamnations injustifiées faire les gros titres. En février, David Lametti, ministre de la Justice, a déposé le projet de loi C-40 en vue de créer une commission d’examen des cas d’erreur judiciaire au Canada, une mesure saluée par l’ABC. Le même mois, un groupe d’étudiants et d’étudiantes en droit a lancé le tout premier registre des condamnations injustifiées au Canada (disponible en anglais uniquement), avec les conseils des cofondateurs : Amanda Carling, Kent Roach, Jessie Stirling et Joel Voss.

Quand Amanda Carling et son équipe se sont lancées dans la cueillette des données, l’un de ses objectifs était de faire connaître les dossiers méconnus. De plus, le groupe espérait que le registre aiderait à mieux comprendre quels groupes sont représentés dans les cas connus de condamnation injustifiée. Le registre fait actuellement état de 83 condamnations de ce genre infirmées au Canada. De ces dossiers, au moins 19 % concernaient un membre des communautés autochtones – un chiffre probablement plus élevé, 40 % des dossiers étant classés sans mention de race ou d’ethnicité. Les Autochtones comptent pour 32 % de la population carcérale.

Dans l’ensemble, ces chiffres brossent un tableau clair, quoiqu’il soit imparfait, de la marginalisation des personnes surreprésentées dans la population carcérale, mais sous-représentées dans les recours contre les condamnations injustifiées.

Métisse ayant grandi à Winnipeg, Amanda Carling a appris très jeune à reconnaître les populations qui étaient – et demeurent – particulièrement vulnérables face au système de justice. Elle a constaté que la diversité des points de vue sur les erreurs judiciaires était aussi chiche que la littérature sur cette question. Ce sentiment d’injustice est resté bien présent chez elle à son admission au barreau en 2013 et ne s’est jamais démenti ensuite.

Après son stage à l’Association in Defence of the Wrongly Convicted (aujourd’hui, Innocence Canada), elle a décroché un emploi à la Faculté de droit de l’Université de Toronto comme gestionnaire des initiatives autochtones. Elle a alors renoué avec son ancien professeur.

N’ayant pas oublié l’influence qu’elle a eue sur son travail d’enseignement, Kent Roach l’a invitée à copiloter son cours sur les erreurs judiciaires. Après avoir donné ce cours seul pendant 15 ans, il était emballé de céder les rênes à quelqu’un qui amenait un point de vue lui étant inaccessible. Ils ont fait équipe pour une refonte du cours, lui donnant une nouvelle orientation, une nouvelle mission. Dans leur recherche d’exemples de condamnations injustifiées de membres de la communauté des Autochtones, Noires et des personnes de couleur, ils ont constaté que les ressources pertinentes étaient rares. 

Puis, en 2018, ils ont assisté à un colloque d’Innocence Network à Memphis. Ils y ont discuté avec les chercheurs du National Registry of Exonerations des États-Unis. Ils en sont revenus inspirés. À eux de créer quelque chose d’équivalent au Canada.

Soucieux d’épouser le modèle du registre américain, Amanda Carling et Kent Roach ont toutefois eu soin de donner un peu plus de profondeur aux données canadiennes. Selon elle, le registre américain comprend une dizaine de points de données par dossier. Le registre canadien en compte 140.

« Nous voulons voir les tendances… nous voulons brosser un tableau fidèle de l’expérience vécue par les personnes racisées, et observer quelles sont les tendances chez les personnes de la communauté LGBTQ2+ », explique Me Carling.

À mesure qu’ils recrutaient leur équipe de recherche et des bénévoles étudiants pour recenser des décennies de données, Amanda Carling et Kent Roach se sont attaqués à la définition du terme erreur judiciaire. En vue d’admettre un vaste éventail d’expériences vécues par les victimes d’une erreur judiciaire, il fallait élargir la définition communément admise par le public : purger une peine pour un crime dont on est innocent ou quelque chose sorti d’un documentaire policier sur Netflix.

Cette façon de voir ramène toute la question à cette unique erreur perçue du système : accuser et condamner une personne innocente – dans le genre d’affaires où la personne racisée est soupçonnée simplement parce qu’elle a des liens avec la victime ou le crime. « Le système de justice pénale néglige les soupçons et saute trop vite aux conclusions, puis l’on condamne l’accusé ou il plaide coupable », explique Me Roach. Mais rien n’est dit sur l’existence du crime lui-même. Qu’arrive-t-il quand il n’y a pas de crime du tout? Amanda Carling parle de crime imaginaire.

C’est pourquoi l’équipe, afin que le registre embrasse un vaste champ de possibilités, a défini la condamnation injustifiée comme une « condamnation criminelle annulée en raison de nouveaux éléments d’importance qui ne sont pas entrés en ligne de compte quand l’accusé a été condamné ou a plaidé coupable ».

Dans un tiers des dossiers mis en évidence par le registre, il a été prouvé que les crimes étaient imaginaires : faux ou fabriqués de toutes pièces.

D’après MCarling, cela témoigne d’un problème plus profond dans le système carcéral au Canada. Certes, le travail de réforme des déterminations de peine et des libertés conditionnelles est louable, mais nous devons surtout examiner ce qui se passe avant même qu’on détermine la peine. Concrètement, il faut passer au peigne fin tous les dossiers des détenus autochtones « qui ne devraient tout simplement pas être en prison puisqu’ils n’ont rien fait », affirme-t-elle.

Il faut que le public canadien comprenne la signification historique des erreurs judiciaires, poursuit-elle. C’est pourquoi Me Carling a veillé à ce que le registre canadien, à la différence des bases de données équivalentes à l’étranger, comporte une frise chronologique des injustices (disponible en anglais uniquement).

Ce registre conserve, dans ses détails, la feuille de route du Canada au chapitre des erreurs judiciaires, de la déportation des Acadiens au 18e siècle à l’exécution de Louis Riel pour trahison au siècle suivant, et jusqu’au rapport de consultation des juges Harry LaForme et Juanita Westmorland-Traoré réclamant une commission d’enquête sur les erreurs judiciaires. Amanda Carling estime que cela donne au Canada un outil visuel qui l’aide à regarder son passé en face et à œuvrer pour vraiment changer les choses.

Elle entend faire la même chose comme chef de la direction du Conseil de justice des Premières Nations de la Colombie-Britannique, poste auquel elle s’est vu nommer en janvier dernier. Dans sa stratégie de justice (disponible en anglais uniquement), le Conseil entend réformer le système judiciaire afin de mieux l’adapter aux réalités des Autochtones et de restaurer les systèmes de justice autochtones.

« Je n’ai pas envie de passer ma carrière à livrer bataille dans les marges pour tenter de faire tranquillement bouger les choses dans un système fondamentalement déficient », dit-elle à propos du système de justice colonial. « Ce système a été sciemment pensé pour déposséder, infantiliser et persécuter les peuples autochtones. »

Pour sa part, Me Roach est convaincu que le travail de Me Carling au registre n’est qu’un début pour elle. « En Colombie-Britannique, elle est maintenant à même de démanteler ce système qui encadre les Autochtones et de le remplacer par une justice véritablement autochtone. »